i LA CHARTREUSE DE PARME ,'''' HUITIÈME MILLE STKNDHAL A 47 ANS IMlUTllAll FAir A KO M) |;N )S in l'AK s.'. I) KIIM ARK Stendhal LA CHARTREUSE DE PARME Notice et annotations par Auguste DU POU Y Agrégé de l'Université TOME PRENHER Deux gravures hors texte Bibliothèque Larousse ij-ij, rue Montparnasse — PARIS Gia mi fur dolci inviti a cmpir le carte I luoghi ameni. Ariost., Sat. IV'. 2Hôi. Cf ■■ ' 0 i.l BPtfJ- 19 '■•'^.1, I. Lieu» charmauls qui jadis lu'invilèrent doucement i ijcrire ces pages. LA CHARTREUSE DE PARME HENRY BEYLE (178^-1842) STENDHAL fut peu connu de son temps. Sa personna- lité reste encore singulière; du moins a-t-elle cessé d'être mystérieuse. Grâce aux récentes révélations de ses amis posthumes, à une correspondance importante, à des notes autobiographiques, à des documents administra- tifs, grâce aussi à une lecture plus avertie de son œuvre critique ou romanesque, on peut suivre aujourd'hui sans trop de peine l'histoire fort accidentée de sa vie. Simplifiée, résumée, voici cette histoire. Marie-Henry Beyle naquit à Grenoble le 23 janvier 1783, Quel compte faut-il tenir, dans l'explication de son caractère, de cette origine dauphinoise ? Il eut dès l'enfance le dégoût de la mesquinerie provinciale, et il avoue que Grenoble lui faisait « mal au cœur ». Mais il appréciait certaines qualités de ses compatriotes : l'habitude et le goiàt de l'introspection, l'ironie, la peur d'être dupe. Ce sont là, éminemment, des qualités beyliennes. Sous son toit tout le déracine, ses affections comme ses haines. Dans la personne de son père Chérubin, avare, taci- turne et laid, il incarne et déteste la haute bourgeoisie gre- nobloise. Il déteste sa tante, Séraphie Gagnon, vieille fille aigre et bigote. Il déteste sa sœur Zénaïde, qu'il accuse d'être rapporteuse, et il ne découvrira qu'assez tard le mérite de STE.\DIIAL o sa sœur Pauline. En revanche il adore sa mère, Henriette Gagnon. mais en amoureux, prétend-il, plus qu'en fils : elle était jolie, sémillante, vive, et italienne à demi. Elle mourut jeune, avant trente ans. Il est probable qu'il retrouvait un peu d'elle dans son grand-père, le docteur Henri Gagnon, vieillard alerte et lettré, dont les manières, les idées et la bibliothèque l'initièrent à l'esprit du XVHIe siècle, et dans son oncle Romain Gagnon, don Juan de province, de qui la mauvaise conduite et les principes libertins ravissaient le précoce neveu. A cette école, et Jean-Jacques aidant, Henri Beyle fut un adolescent troublé. Il s'éprend d'une actrice en tournée, M"^ Kably, puis de la sœur d'un ami, Victorine Bigillion. Mais la passion politique devance encore ces sentimenta- lités : n'avait-il pas pour compagnons un Mounier, un Bamave ? Jacobin de dix ans dans une famille royaliste, il applaudit à l'exécution de Louis XVI et, l'année suivante, à celle de deux prêtres grenoblois, Revenaz et Quillabert. Plus grand, il vénère dans le géomètre Gros, qui lui donne des répétitions, autant le républicain que le savant. Notons chez le jeune Beyle ce goût des mathématiques. Sorti bril- lamment, en 1799, de l'école centrale de Grenoble, il devait devenir un pjlytechnicien distingué. Mais l'air de Paris le grise, dès les premiers pas qu'il y fait. Son père lui assurait une pension de 150 francs par mois. Il se crut riche, se vit libre, et tourna le dos au concours. Bientôt il s'ennuie dans la petite chambre qu'il a louée près des Invalides. L'ennui le rend malade. Il est recueilli dans cette détresse par un parent et un compatriote, Noël Daru. M"'^ Daru lui prodigue des soins maternels. Les Daru avaient onze enfants, dont deux furent particulièrement mêlés à la vie de Beyle : l'un est Pierre, le célèbre adminis- trateur au ministère de la guerre, véritable directeur de l'intendance dans les armées napoléoniennes, personnage important, influent, terriblement laborieux et passablement sévère ; l'autre, beaucoup plus accessible et plus frivole, est Martial Daru, un second Romain Gagnon, professeur d'élé- gance et de volupté. « Je lui dois, proclame Beyle dans ses Souvenirs d'égotisme, le peu que je sais dans l'art de me conduire avec les femmes. » C'est le ton de Perse remerciant Cornutus de lui avoir enseigné la vertu. 7 STENDHAL Pierre Daru l'avait pris pour aide-secrétaire, et, décidé à favoriser sa fortune, bien qu'il fût choqué de lui voir écrire cela avec deux l, il l'appela en Italie. C'est le 7 mai 1800 que Beyle quitta Paris pour cette terre promise qu'il devait tant aimer. Au fort de Bard, dans les Alpes, il reçoit le bap- Tèrne du feu avec un mélange de crainte, de joie et de désap- pointement dont il se souviendra en racontant Waterloo. Puis ce sont les étapes glorieuses à travers la Sardaigne et la Lombardie, dans une atmosphère d'enthousiasme. Il l'a dit, l'Italie était alors « amoureuse » de ses libérateurs. Il fut amoureux de l'Italie révélatrice. Novare, où il va en- tendre le Matrimonio segreto de Cimarosa, lui révèle la musique : il en restera fou toute sa vie. Milan lui réservait d'autres découvertes et d'autres joies. Là il approche quel- ques femmes séduisantes et sans préjugé, admire la comtesse Gherardi, s'éprend sans le dire de la belle Angela Pietragrua et s'amuse éperdument en gaie compagnie. Cependant les démarches multipliées de son protecteur lui valent d'être nommé lieutenant au 6® dragons. Mais il se dégoûte vite de l'armée, et, bien qu'il ait entendu le canon de Marengo, com- battu à Castelfranco et fait la campagne de Mantoue, il démissionne et reprend, par Grenoble, le chemin de Paris. Nous sommes en 1802. Le voici de nouveau sans situation et tâtant des lettres pour s'en créer une, projetant des tra- gédies qu'il ne commence pas, esquissant des comédies qu'il n'achève jamais, homme de théâtre surtout par une fréquen- tation assidue des coulisses, où Martial Daru l'introduit. Outre son esprit et sa jeunesse, il s'y recommande de son physique de « lion » — grand, fort, sanguin, d'épais cheveux frisés et des yeux de feu — et aussi d'une élégance méticuleuse, vouée aux bas de soie, au triple jabot et à l'habit bronze- cannelle. C'est l'époque de sa grande passion pour une apprentie-tragédienne, la petite Louason, de son vrai nom Mélanie Guilbert, qui se joue de ce grand séducteur et l'en- traîne jusqu'à Marseille, où elle a trouvé un engagement. Beyle, pour y vivre, dut se faire employé de commerce : la pension paternelle, portée à 200, puis à 300 francs, lui était servie sans la moindre régularité. Malgré les joies du négoce et le cœur qu'il avait à l'ouvrage, il fut trop heureux de revenir à Paris — après Louason, dont un seigneur russe fixa le sort — et d'obtenir, par l'entremise bougonne, mais STESDIIAL 8 inlassable, de Daru, un poste d'adjoint provisoire aux com- missaires des guerres. Dès lors son histoire est mêlée à celle des campagnes de Napoléon. De 1806 à 1809, exception faite de quelques voyages à Paris, il vit au delà du Rhin, notamment à Brunswick, où il fait un séjour de deux ans, — le temps d'étudier un peu l'Allemagne, pendant que M^^ de Staël se prépare à nous la révéler. Comme elle, il signale la bonté, la candeur et la mollesse des Allemands, sans paraître soup- çonner la force de leur individualisme. Quant aux Alle- mandes, il les aimerait peut-être sous les jolis traits un peu fades de la jeune Minna de Griesheim, s'il n'avait trop gardé dans les yeux l'image de la beauté milanaise. En mars 1809, après une courte fugue à Paris, il quitte la France à Stras- bourg, traverse Ingolstadt, Landshut, Wagram, et séjourne quelque temps à Vienne, qu'il apprécie. Cependant la roma- nesque Espagne l'attire et il y demande un poste. Ne l'ayant pas obtenu, il se fixe à Paris, où on le nomme, en août 1810, auditeur au Conseil d'Etat. Beyle est donc devenu un personnage : auditeur au Conseil d'Etat, bientôt inspecteur du mobilier, commissaire-adjoint en non-activité, mais titulaire depuis 1807, il cumule les honneurs et les traitements. C'est pour lui l'existence facile, l'agrément de la vie parisienne, artistique et mondaine, avec des échappées aux environs, et jusqu'à la mer, qu'il sait aimer : « Le voisinage de la mer, écrira-t-il dans les Mémoires d'un touriste, détruit la petitesse, et la conversation du marin qui rentre au port est moins bête que celle du notaire de Bourges. » Toujours grand ami des coulisses, il s'intéresse à une aimable pensionnaire de l'Opera-Buffa, — Angélina Bareyter, — ce qui ne l'empêche pas de poursuivre avec obstination la conquête d'une grande dame, celle qu'il ap- pelle Elvire ou la comtesse Palfy. Entreprise dès 1805, la conquête fut achevée en mai 1811. Le 28 août de la même année, déjà fatigué de cette victoire, il partait pour Milan, où il allait en remporter une autre, plus facile sinon moins glorieuse, sur celle dont le souvenir le hantait depuis dix ans et qui à elle seule lui personnifiait l'Italie, Angela Pietragrua. De retour à Paris, il lit, écrit, travaille, termine presque une comédie, Letellier. Puis il se fait donner une mission en Russie, joint la Grande Armée à Wilna, entre avec elle à 9 STENDHAL Smolensk, à Moscou, l'accompagne dans sa retraite, passe la Bérésina, traverse Kœnigsberg, Dantzig, Brunswick, Cassel, Francfort, Mayence, et, au terme de cette épuisante randonnée, se retrouve à Paris, le 31 janvier 1813. Après y avoir attendu une préfecture qu'on ne lui donne pas, il , repasse le Rhin et fait la campagne de Saxe, prend une part active — d'ailleurs grossie par l'intéressé — à l'échauffourée de Niedermarkersdorf et, quelques jours plus tard, au sujet sans doute de cet incident, a une entrevue avec l'empereur à Goerlitz. Il est à ce moment l'intendant de la division Latour-Maubourg. Il « bâille un peu ». Atteint d'une fièvre nerveuse, il va se guérir en Italie, dans les plaisirs de Milan et les bras de la Pietragrua. Sa cure lui prit presque tout l'automne de 1813. L'invasion le ramène en France. On l'attache au sénateur Saint-Vallier, commissaire extraordinaire de la septième division militaire, pour organiser la résistance dans le Dau- phiné. Il y déploie une grande activité et témoigne un pa- triotisme qu'on aurait pu ne pas attendre de ce cosmopolite. Mais, repris par sa fièvre, écœuré par surcroît des jalousies qu'il provoque dans son petit monde de Grenoble et des sar- casmes que lui valent ses prétentions nobiliaires (il signait de Beyle les proclamations aux Dauphinois), il se fait rem- placer dès le 18 mars et s'en vient à Paris, où ce futur napo- léonien adhère aux actes du Sénat et se rallie aux Bourbons, avec le ferme espoir d'obtenir un consulat à Naples. Espoir déçu. Les vicissitudes et les mécomptes de cette période reçoivent leur dénouement normal : il retourne à Milan et à sa Milanaise. L'Italie, cette fois, le garde longtemps, de 1814 à 1821. Mécontent des Bourbons, il leur est sévère, sauf à la roma- nesque et aventureuse duchesse de Berry, « la petite prin- cesse », comme il l'appelle. Par désœuvrement autant que par goiît, il se fait homme de lettres et publie en 1814 son premier ouvrage, qui n'est guère encore qu'un plagiat. Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase « par Louis- Alexan- dre-César Bombet ». En 1817 il signe des initiales M. B. A. A. (M. Beyle, ancien auditeur) son Histoire de la peinture en Italie, qu'il dédie à Napoléon ; cette même année, il trouve son pseudonyme définitif de Stendhal, qu'il emprunte à ime petite ville allemande, et l'inscrit sur la couverture de STE.\DHAL iO Rome, Naples et Florence. Entre temps il savoure la joie de vivre dans la ville du monde qui pratique le mieux Varie di ^odere, appréciant tour à tour la conversation de Mgr de Brème et les glaces du traiteur Battistino, fidèle à la Scala, qu'il estime « le premier théâtre du monde », à Monti, qui lui paraît « le plus grand poète vivant », à Silvio Pellico, qui. expiera si cruellement ses accointances avec les carbonari, et plus que jamais à la Pietragrua, qui le trompe. Pour elle, il avait eu la force de n'admirer que la cantatrice dans Hélène Vigano, la belle Nina. Trop certain de sa disgrâce, il rompt avec l'inconstante, et il dira d'elle que « c'était une catin ; mais, ajoute-t-il aussitôt, une catin à l'Italienne, à la Lucrèce Borgia. » Le mal lui servait de remède. Pour se guérir, il s'éprit d'une autre Milanaise, mariée à un officier polonais, Mathilde Dembowski, autrement dit Métilde, qu'il aima tendrement, passionnément, inutilement. C'est ici la grande infortune, et peut-être la grande noblesse de sa carrière amoureuse. Mathilde mourut en 1825. Il y avait déjà quatre ans qu'il lui avait adressé de déchirants adieux : suspect de carbonarisme aux yeux des Autrichiens et de germanisme aux yeux des Milanais, il avait cru prudent, en 1821, de quitter son pays d'élection. Deux ans plus tôt, il avait perdu son père. Il ne le pleura pas. Mais il fut désolé du maigre héritage : 30.000 francs ! Il comptait sur le triple : Chérubin-Harpagon, qui avait la manie de bâtir, s'était endetté. Avec ses modiques ressources, Beyle n'en mène pas moins la vie du Parisien parisiennant. Il tâche d'oublier Mathilde en se faisant aimer de Menta (ce diminutif de Clémentine désigne la fille d'un préfet de l'Empire), puis, quand il est excédé de Menta, au bout d'une liaison de deux années, il se lie avec Alberte de Rubempré, qu'il aime deux mois. Son cœur était resté de l'autre côté des Alpes. Mais si l'art d'aimer lui semble essentiellement italien, l'art de causer ne se pratique nulle part mieux qu'à Paris, et Beyle est homme à en goûter les joies. Plus répandu i-: i \ imk 81 LA POLICE entrant, avait jeté des regards furibonds de tous les côtés, puis renversé sur son pantalon la tasse de café qu'on lui servait. Dans cette querelle, le premier mouvement de Fabrice fut tout à fait du XVI« siècle : au lieu de parler de duel au jeune Genevois, il tira son poignard et se jeta sur lui pour l'en percer. En ce mo- ment de passion, Fabrice oubliait tout ce qu'il avait appris suc. les règles de l'honneur et revenait à l'instinct ou, pour mieux, dire, aux souvenirs de la première enfance. L'homme de confiance intime qu'il trouva dans Lugano aug- menta sa fureur en lui donnant de nouveaux détails. Comme Fabrice était aimé à Grianta, personne jaleût prononcé son nom, et sans l'aimable procédé de son frère tout le monde eiit feint de croire qu'il était à Milan, et jamais l'attention de la police de cette ville n'eût été appelée sur son absence. — Sans doute les douaniers ont votre signalement, lui dit l'en- voyé de sa tante, et si nous suivons la grande route^ à la frontière du royaume lombardo- vénitien vous serez arrêté. Fabrice et ses gens connaissaient les moindres sentiers de la montagne qui sépare Lugano du lac de Côme : ils se déguisèrent en chasseurs, c'est-à-dire en contrebandiers, et comme ils étaient trois et porteurs de mines assez résolues, Tes douaniers qu'ils rencontrèrent ne songèrent qu'à les saluer. Fabrice s'arrangea de façon à n'arriver au château que vers minuit ; à cette heure, son père et tous les valets de chambre portant de la poudre étaient couchés depuis longtemps. Il descendit sans peine dans le fossé profond et pénétra dans le château par la petite fenêtre d'une cave : c'est là qu'il était attendu par sa mère et sa tante ; bientôt ses sœurs accoururent. Les transports de tendresse et les larmes se succédèrent pendant longtemps, et l'on commençait à peine à parler raison lorsque les premières lueurs de l'aube vinrent avertir ces êtres, qui se croyaient malheureux, que le temps volait. — J'espère que ton frère ne se sera pas douté de ton arrivée, lui dit madame Pietranera ; je ne lui parlais guère depuis sa belle équipée, ce dont son amour-propre me faisait l'honneur d'être fort piqué. Ce soir, à souper, j'ai daigné lui adresser la parole : j'avais besoin de trouver un prétexte pour cacher la joie folle qui pouvait lui donner des soupçons. Puis, lorsque je me suis aperçue qu'il était tout fier de cette prétendue réconciliation, j'ai profité de sa joie pour le faire boire d'une façon désordonnée, et certai- nement il n'aura pas songé à. se mettre en embuscade pour continuer son métier d'espion. — C'est dans ton appartement qu'il faut cacher notre hussard, dit la marquise, il ne peut partir tout de suite ; dans ce premier moment nous~ne sommes pas asSez maîtresses de notre raison, et il s'agit de choisir la meilleure façon de mettre en défaut cette terrible police de Milan. LA CHARTRBUSB DB PAR.ME — f. 6 LA CHARTREUSE DE PARME 8Î On suivit cette idée ; mais le marquis et son fils aîné remar- quèrent, le jour d'après, que la marquise était sans cesse dans la chambre de sa belle-sœur. Nous ne nous arrêterons pas à peindre les transports de tendresse et de joie qui, ce jour-là encore, agi- tèrent ces êtres si heureux. Les cœurs italiens sont, beaucoup plus que les nôtres, tourmentés par les soupçons et par les idées folles que leur présente une imagination brûlante, mais en revanche leurs joies sont bien plus intenses et durent plus longtemps. Ce jour-là la comtesse et la marquise étaient absolu- ment privées de leur raison ; Fabrice fut obligé de recommencer tous ses récits, enfin on résolut d'aller cacher la joie commune à Milan, tant il sembla difficile de se dérober plus longtemps à la police du marquis et de son fils Ascagne. On prit la barque ordinaire de la maison pour aller à Côme ; en agir autrement eût été réveiller mille soupçons. Mais en arrivant au port de Côme la marquise se souvint qu'elle avait oublié à Grianta ûe'j papiers de la dernière importance : elle se hâta d'y renvoyer les bateliers, et ces hommes ne purent faire aucune remarque sur la manière dont ces deux dames employaient leur temps à Côme. A peine arrivées, elles louèrent au hasard une de ces voitures qui attendent pratique près de cette haute tour du moyen âge qui s'élève au-dessus de la porte de Milan. On partit à l'instant même sans que le cocher eût le temps de parler à per- sonne. A un quart de lieue de la ville, on trouva un jeune chas- seur de la connaissance de ces dames et qui, par complaisance, comme elles n'avaient aucun homme avec elles, voulut bien leur servir de chevalier jusqu'aux portes de Milan, où il se rendait en chassant. Tout allait bien, et ces dames faisaient la conversation la plus joyeuse avec le jeune voyageur, lorsqu'à un détour que fait la route pour tourner la charmante colline et le bois de San Giovanni, trois gendarmes déguisés sautèrent à la bride des che- vaux. — Ah ! mon mari nous a trahis ! s'écria la marquise, et elle s'évanouit. Un maréchal des logis qui était resté un peu en arrière s'approcha de la voiture en trébuchant et dit d'une voix qui avait l'air de sortir du cabaret : — Je suis fâché de la mission que j'ai à remplir, mais je vous arrête, général Fabio Conti. Fabrice crut que le maréchal des logis lui faisait une mauvaise plaisanterie en l'appelant général. Tu me la paieras, se dit-il. Il regardait les gendarmes déguisés et guettait le moment favo- rable pour sauter à bas de la voiture et se sauver à travers champs. La comtesse sourit à tout hasard je crois, puis dit au maréchal des logis : — Mais, mon cher maréchal, est-ce donc cet enfant de seize ans que vous prenez pour le général Conti ? 83 LES GENDARMES — N'êtes-vous pas la fille du général ? dit le maréchal des logis, — Voyez mon père, dit la comtesse en montrant Fabrice. Les gendarmes furent saisis d'un rire fou. — Montrez vos passeports sans raisonner, reprit le maréchal des logis piqué de la gaieté générale. — Ces dames n'en prennent jamais pour aller à Milan, dit le cocher d'un air froid et philosophique; elles viennent de leur château de Grianta. Celle-ci est madame la comtesse Pietranera, celle-là, madame la marquise del Dongo. Le maréchal des logris, tout déconcerté, passa à la tête des che- vaux et là tint conseil avec ses hommes. La conférence durait bien depuis cinq minutes, lorsque la comtesse Pietranera pria ces messieurs de permettre que la voiture fût avancée de quel- ques pas et placée à l'ombre ; la chaleur était accablante, quoi- qu'il ne fût que onze heures du matin. Fabrice, qui regardait fort attentivement de tous les côtés, cherchant le moyen de se sauver, vit déboucher d'un petit sentier à travers champs et arriver sur la grande route, couverte de poussière, une jeune fille de quatorze à quinze ans qui pleurait timidement sous son mouchoir. Elle s'avançait à pied entre deux gendarmes en uni- forme, et, à trois pas derrière elle, aussi entre deux gendarmes, marchait un grand homme sec qui afîectait des airs de dignité comme un préfet suivant une procession. — Où les avez- vous donc trouvés ? dit le maréchal des logis, tout à fait ivre en ce moment. — Se sauvant à travers champs, et pas plus de passeports que sur la main. Le maréchal des logis parut perdre tout à fait la tête ; il avait devant lui cinq prisonniers au lieu de deux qu'il lui fallait. Il s'éloigna de quelques pas, ne laissant qu'un homme pour garder le prisonnier qui faisait de la majesté, et un autre pour empê- cher les chevaux d'avancer. — Reste, dit la comtesse à Fabrice, qui déjà avait sauté à terre, tout va s'arranger. On entendit un gendarme s'écrier : — Qu'importe! s'ils n'ont pas de passeports, ils sont de bonne prise tout de même. Le maréchal des logis semblait n'être pas tout à fait aussi décidé ; le nom de la comtesse Pietranera lui donnait de l'inquiétude ; il avait connu le général, dont il ne savait pas la mort. Le général n'est pas homme à ne pas se venger, si j'arrête sa femme mal à propos, se disait-il. Pendant cette délibération, qui fut longue, la comtesse avait lié conversation avec la jeune fille qui était à pied sur la route et dans la poussière à côté de la calèche ; elle avait été frappée de sa beauté. LA CHARTREUSE DE PABME 84 — Le soleil va vous faire mal, mademoiselle. Ce brave soldat, ajouta-t-elle en parlant au gendarme placé à la tête des chevaux, vous permettra bien de monter en calèche. Fabrice, qui rôdait autour de la voiture, s'approcha pour aider la jeune fille à monter. Celle-ci s'élançait déjà sur le marche- pied, le bras soutenu par Fabrice, lorsque l'homme imposant, qui était à six pas en arrière de la voiture, cria d'une voix grossie par la volonté d'être digne : — Restez sur la route, ne montez pas dans une voiture qui ne vous appartient pas ! Fabrice n'avait pas entendu cet ordre; la jeune fille, au lieu de monter dans la calèche, voulut redescendre, et Fabrice conti- nuant à la soutenir, elle tomba dans ses bras. Il sourit, elle rou- git profondément; ils restèrent un instant à se regarder après que la jeune fille se fut dégagée de ses bras. — Ce serait une charmante compagne de prison, se dit Fa- brice : quelle pensée profonde sous ce front ! elle saurait aimer. Le maréchal des logis s'approcha d'un air d'autorité : — La- quelle de ces dames se nomme Clélia Conti ? — Moi, dit la jeune fille. — Et moi, s'écria l'homme âgé, je suis le général Fabio Conti, chambellan de S. A. S. ^naiiSÊigneur. ie prince de Parme; je trouve fort inconvenant qu'un homme de ma soi"te soit traqué comme un voleur. — Avant-hier, en vous embarquant au port de Côme, n'avez- vous pas envoyé promener l'inspecteur de police qui vous deman- dait votre passeport? Eh bien! aujourd'hui il vous empêche de vous promener. — Je m'éloignais déjà avec ma barque, j'étais pressé, le temps étant à l'orage; un homme sans uniforme m'a crié du quai de rentrer au port, je lui ai dit mon nom, et j'ai continué mon royage. — Et ce matin vous vous êtes enfui de Côme. — Un homme comme moi ne prend pas de passeport pour aller de Milan vers le lac. Ce matin, à Côme, on m'a dit que je serais arrêté à la porte : je suis sorti à pied avec ma fille; j'es- pérais trouver sur la route quelque voiture qui me conduirait jusqu'à Milan, où certes ma première visite sera pour porter mes plaintes au général commandant la province. Le maréchal des logis parut soulagé d'un grand poids. — Eh bien ! général, vous êtes arrêté, et je vais vous conduire à Milan. Et vous qui êtes-vous ? dit-il à Fabrice. — Mon fils, reprit la comtesse : Ascagne, fils du général de division Pietranera. — Sans passeport, madame la comtesse ? dit le maréchal des logis fort adouci. 8o LES GENDARMES — A son âge il n'en a jamais pris ; il ne voyage jamais seul, il est toujours avec moi. Pendant ce colloque, le général Conti faisait de la dignité de plus en plus offensée avec les gendarmes. — Pas tant de paroles, lui dit l'un d'eux, vous êtes arrêté, suffit! — Vous serez trop heureux, dit le maréchal des logis, que nous consentions à ce que vous louiez un cheval de quelque pay- san ; autrement, malgré la poussière et la chaleur, et le grade de chambellan de Parme, vous marcherez fort bien à pied au milieu de nos chevaux. Le général se mit à jurer. — Veux-tu bien te taire ! reprit le gendarme. Où est ton uni- forme de général } Le premier venu ne peut-il pas dire qu'il est général ? Le général se fâcha de plus belle. Pendant ce temps les affai- res allaient beaucoup mieux dans la calèche. La comtesse faisait marcher les gendarmes comme s'ils eussent été ses gens. Elle venait de donner un écu à l'un d'eux pour aller chercher du vin, et surtout de l'eau fraîche, dans une cas- sine que l'on apercevait à deux cents pas. Elle avait trouvé le temps de calmer Fabrice, qui, à toute force, voulait se sauver dans le bois qui couvrait la colline. J'ai de bons pistolets, disait- il. Elle obtint du général irrité qu'il laisserait monter sa fille dans la voiture. A cette occasion, le général, qui aimait à parler de lui et de sa famille, apprit à ces dames que sa fille n'avait que douze ans, étant née en 1803, le 27 octobre ; mais tout le monde lui donnait quatorze ou quinze ans, tant elle avait de raison. Homme tout à fait commun, disaient les yeux de la comtesse à la marquise. Grâce à la comtesse, tout s'arrangea après un colloque d'une heure. Un gendarme, qui se trouva avoir affaire dans le village voisin, loua son cheval au général Conti, après que la comtesse lui eut dit : Vous aurez dix francs. Le maréchal des logis partit seul avec le général ; les autres gendarmes res- tèrent sous un arbre en compagnie avec quatre énormes bou- teilles de vin, sorte de petites dames-jeannes, que le gendarme envoyé à la cassine avait rapportées, aidé par un paysan. Clélia Conti fut autorisée par le digne chambellan à accepter, pour revenir à Milan, une place dans la voiture de ces dames, et per- sonne ne songea à arrêter le fils du brave général comte Pietra- nera. Après les premiers moments donnés à la politesse et aux commentaires sur le petit incident qui venait de se terminer, Clélia Conti remarqua la nuance d'enthousiasme avec laquelle une aussi belle dame que la comtesse parlait à Fabrice ; certai- nement elle n'était pas sa mère. Son attention fut surtout excitée LA CHARTREUSE DE PARME 86 par des allusions répétées à quelque chose d'héroïque, de hardi, de dangereux au suprême degi-é, qu'il avait fait depuis peu ; mais, malgré toute son intelligence, la jeune Clélia ne put deviner de quoi il s'agissait. Elle regardait avec étonnement ce jeune héros dont les yeux semblaient respirer encore tout le feu de l'action. Pour lui, il était un peu interdit de la beauté singulière de cette jeune fille de douze ans, et ses regards la faisaient rougir. Une lieue avant d'arriver à Milan, Fabrice dit qu'il allait voir son oncle et prit congé des dames. — Si jamais je me tire d'affaire, dit-il à Clélia, j'irai voir les beaux tableaux de Parme, et alors daignerez-vous vous rappeler ce nom : Fabrice del Dongo ? — Bon ! dit la comtesse, voilà comme tu sais garder l'inco- gnito! Mademoiselle, daignez vous rappeler que ce mauvais sujet est mon fils et s'appelle Pietranera et non del Dongo. Le soir, fort tard, Fabrice rentra dans INIilan par la porte Renza, qui conduit à une promenade à la mode. L'envoi des deux domestiques en Suisse avait épuisé les fort petites écono- mies de la marquise et de sa sœur ; par bonheur, Fabrice avait encore quelques napoléons, et l'un des diamants, qu'on résolut de vendre. Ces dames étaient aimées et connaissaient toute la ville ; les personnages les plus considérables dans le parti autrichien et dévot allèrent parler en faveur de Fabrice au baron Binder, chef de la police. Ces messieurs ne concevaient pas, disaient-ils, comment l'on pouvait prendre au sérieux l'incartade d'un enfant de seize ans qui se dispute avec un frère aîné et déserte la maison paternelle. — Mon métier est de tout prendre au sérieux, répondait dou- cement le baron Binder, homme sage et triste ; il établissait alors cette fameuse police de Milan et s'était engagé à prévenir une révolution comme celle de 1746, qui chassa les Autrichiens de Gênes. Cette police de Milan, devenue depuis si célèbre par les aventures de MM. Pellico et Andryane, ne fut pas précisément cruelle, elle exécutait raisonnablement et sans pitié des lois sévè- res. L'empereur François II voulait qu'on frappât de terreur ces imaginations italiennes si hardies. — Donnez-moi jour par jour, répétait le baron Binder aux protecteurs de Fabrice, l'indication prouvée de ce qu'a fait le jeune marchesino del Dongo; prenons-le depuis le moment de son départ de Grianta, 8 mars, jusqu'à son arrivée, hier soir, dans cette ville, où il est caché dans une des chambres de l'ap- partement de sa mère, et je suis prêt à le traiter comme le plus aimable et le plus espiègle des jeunes gens de la ville. Si vous ne pouvez pas me fournir l'itinéraire du jeune homme pendant 87 LA POLICE toutes les journées qui ont suivi son départ de Grianta, quels que soient la grandeur de sa naissance et le respect que je porte aux amis de sa famille, mon devoir n'est-il pas de le faire arrê- ter ? Ne dois-je pas le retenir en prison jusqu'à ce qu'il m'ait donné la preuve qu'il n'est pas allé porter des paroles à Napoléon de la part de quelques mécontents qui peuvent exister en Lom- bardie parmi les sujets de Sa Majesté Impériale et Royale ? Remarquez encore, messieurs, que si le jeune del Dongo parvient à se justifier sur ce point, il restera coupable d'avoir passé à l'étranger sans passeport régulièrement délivré, et de plus en prenant un faux nom et faisant usage sciemment d'un passeport délivré à un simple ouvrier, c'est-à-dire à un individu d'une classe tellement au-dessous de celle à laquelle il appartient. Cette déclaration, cruellement raisonnable, était accompagnée de toutes les marques de déférence et de respect que le chef de la police devait à la haute position de la marquise del Dongo et à celle des personnages importants qui venaient s'entremettre pour elle. La marquise fut au désespoir quand elle apprit la réponse du baron Binder. — Fabrice va être arrêté ! s'écriait-elle en pleurant ; et une fois en prison, Dieu sait quand il en sortira ! Son père le reniera ! M"** Pietranera et sa belle-sœur tinrent conseil avec deux ou trois amis intimes, et, quoi qu'ils pussent dire, la marquise voulut absolument faire partir son fils dès la nuit suivante. — Mais tu vois bien, lui disait la comtesse, que le baron Bin- der sait que ton fils est ici ; cet homme n'est point méchant. — Non, mais il veut plaire à l'empereur François. — Mais s'il croyait utile à son avancement de jeter Fabrice en prison, il y serait déjà ; et c'est lui marquer une défiance injurieuse que de le faire sauver. — Mais nous avouer qu'il sait où est Fabrice, c'est nous dire : Faites-le partir ! Non, je ne vivrai pas tant que je ne pourrai me répéter : Dans un quart d'heure, mon fils peut être entre quatre murailles ! Quelle que soit l'ambition du baron Binder, ajoutait la marquise, il croit utile à sa position personnelle en ce pays d'afficher des ménagements pour un homme du rang de mon mari, et j'en vois une preuve dans cette ouverture de cœur singulière avec laquelle il avoue qu'il sait où prendre mon fils. Bien plus le baron détaille complaisamment les deux con- traventions dont Fabrice est accusé, d'après la dénonciation de son indigne frère ; il explique que ces deux contraventions em- portent la prison : n'est-ce pas nous dire que, si nous aimons mieux l'exil, c'est à nous de choisir ? — Si tu choisis l'exil, répétait toujours la comtesse, de la vie nous ne le reverrons. Fabrice, présent à tout l'entretien, avec LA CHARTREUSE DE PARME 88 un des anciens amis de la marquise, maintenant conseiller au tribunal formé par l'Autriche, était grandement d'avis de ])rendre la clef des champs ; et, en effet, le soir même il sortit du ]ialais, caché dans la voiture qui conduisait au théâtre de la Scala sa mère et sa tante. Le cocher, dont on se défiait, alla faire, comme d'habitude, une station au cabaret, et pendant (jue le laquais, homme sûr, gardait les chevaux, Fabrice, déguisé en paysan, se glissa hors de la voiture et sortit de la ville. Le lendemain matin il passa la frontière avec le même bonheur, et quelques heures plus tard il était installé dans une terre que sa mère avait en Piémont, près de Novare, précisément à Rama- gnano, où Bayard fut tué. On peut penser avec quelle attention ces dames, arrivées dans leur loge à la Scala, écoutèrent le spectacle. Elles n'y étaient allées que pour pouvoir consulter plusieurs de leurs amis appar- t-^nant au parti libéral, et dont l'apparition au palais del Dongo eût pu être mal interprétée par la police. Dans la loge il fut résolu de faire une nouvelle démarche auprès du baron Binder. Il ne pouvait pas être question d'offrir une somme d'argent à ce magistrat parfaitement honnête homme ; et d'ailleurs ces dames étaient fort pauvres : elles avaient forcé Fabrice à emporter tout ce qui restait sur le produit du diamant. Il était fort important toutefois d'avoir le dernier mot du ba- ron. Les amis ^e la comtesse lui rappelèrent un certain, chanoitie gorda, jeune -homme fort aimable, qui jadis avait voulu lui faire la cour, et avec d'assez vilaines façons ; ne pouvant réussir, il avait dénoncé son amitié pour Limercati au général Pietra- nera, sur quoi il avait été chassé comme un vilain. Or mainte- nant ce chanoine faisait tous les soirs la partie de tarots de la baronne Binder, et naturellement était l'ami intime du mari. La comtesse se décida à la démarche horriblement pénible d'aller voir ce chanoine ; et le lendemain matin de bonne heure, avant qu'il sortît de chez lui, elle se fit annoncer. Lorsque le domestique unique du chanoine prononça le nom de la comtesse Pietranera, cet homme fut ému au point d'en perdre la voix ; il ne chercha point à réparer le désordre d'un négligé fort simple. — Faites entrer, et allez-vous-en, dit-il d'une voix éteinte La comtesse entra ; Borda se jeta à genoux. — C'est dans cette position qu'un malheureux fou doit rece- voir vos ordres, dit-il à la comtesse, qui, ce matin-là, dans son négligé à demi-déguisement, était d'un piquant irrésistible. Le jirofond chagrin de l'exil de Fabrice, la violence qu'elle se faisait pour paraître chez un homme qui en avait agi traîtreusement avec elle, tout se réunissait pour donner à son regard un éclat incroyable. I 89 LE CHANOINE — C'est dans cette position que je veux recevoir vos ordres, s'écria le chanoine, car il est évident que vous avez quelque service à me demander, autrement vous n'auriez pas honoré de votre présence la pauvre maison d'un malheureux fou : jadis transporté d'amour et de jalousie, il se conduisit avec vous comme un lâche, une fois qu'il vit qu'il ne pouvait vous plaire. Ces paroles étaient sincères et d'autant plus belles que le chanoine jouissait maintenant d'un grand pouvoir : la comtesse en fut touchée jusqu'aux larmes ; l'humiliation, la crainte gla- çaient son âme, en un instant l'attendrissement et un peu d'es- poir leur succédaient. D'un état fort malheureux elle passait on un clin d'œil presque au bonheur. — Baise ma main, dit-elle au chanoine en la lui présentant, et lève-toi. (Il faut savoir qu'en Italie le tutoiement indique la bonne et franche amitié tout aussi bien qu'un sentiment plus tendre.) Je viens te demander grâce pour mon neveu Fabrice. Voici la vérité complète et sans le moindre déguisement comme on la dit à un vieil ami. A seize ans et demi il vient de faire une insigne folie ; nous étions au château de Grianta, sur le lac de Côme. Un soir, à sept heures, nous avons appris, par un bateau de Côme, le débarquement de l'empereur au golfe de Juan. Le lendemain matin Fabrice est parti pour la France, après s'être fait donner le passeport d'un de ses amis du peuple, un mar- chand de baromètres nommé Vasi. Comme il n'a pas l'air pré- cisément d'un marchand de baromètres, à peine avait-il fait dix lieues en France que sur sa bonne mine on l'a arrêté ; ses élans d'enthousiasme en mauvais français semblaient suspects. Au bout de quelque temps il s'est sauvé et a pu gagner Genève ; nous avons envoyé à sa rencontre à Lugano... — C'est-à-dire à Genève, dit le chanoine en souriant. La comtesse acheva l'histoire. — Je ferai pour vous tout ce qui est humainement possible, reprit le chanoine avec effusion ; je me mets entièrement à vos ordres. Je ferai même des imprudences, ajouta-t-il. Dites, que dois- je faire au moment où ce pauvre salon sera privé de cette apparition céleste et qui fait époque dans l'histoire de ma vie ? — Il faut aller chez le baron Binder lui dire que vous aimez Fabrice depuis sa naissance, que vous avez vu naître cet enfant quand vous veniez chez nous, et qu'enfin, au nom de l'amitié qu'il vous accorde, vous le suppliez d'employer tous ses espions à vérifier si, avant son départ pour la Suisse, Fabrice a eu la moindre entrevue avec aucun de ces libéraux qu'il surveille. Pour peu que le baron soit bien servi, il verra qu'il s'agit ici uniquement d'une véritable étourderie de jeunesse. Vous savez que j'avais, dans mon bel appartement du palais Dugnani, les estampas des batailles gagnées par Napoléon : c'est en lisant LA CHARTREUSE DE PARME 90 les légendes de ces gravures que mon neveu apprit à lire. Dès l'âge de cinq ans, mon pauvre mari lui expliquait ces batailles ; nous lui mettions sur la tête le casque de mon mari, l'enfant traînait son grand sabre. Eh bien, un beau jour, il apprend que le dieu de mon mari, que l'empereur est de retour en France ; il part pour le rejoindre, comme un étourdi, mais il n'y réussit pas. Demandez à votre baron de quelle peine il veut punir ce moment de folie. — J'oubliais une chose, s'écria le chanoine, vous allez voir que je ne suis pas tout à fait indigne du pardon que vous m'ac- cordez. Voici, dit-il en cherchant sur la table parmi ses papiers, voici la dénonciation de cet infâme col torto (hypocrite), voyez, signée Ascanio Valserra del Dongo, qui a commencé toute cette affaire ; je l'ai prise hier soir dans les bureaux de la police, et suis allé à la Scala, dans l'espoir de trouver quelqu'un allant d'habitude dans votre loge, par lequel je pourrais vous la faire communiquer. Copie de cette pièce est à Vienne depuis long- temps. VoUà l'ennemi que nous devons combattre. Le chanoine lut la dénonciation avec la comtesse, et il fut convenu que, dans la journée, il lui en ferait tenir une copie par une personne sûre. Ce fut la joie dans le cœur que la comtesse rentra au palais del Dongo. — Il est impossible d'être plus galant homme que cet ancien coquin, dit-elle à la marquise. Ce soir à la Scala, à dix heures trois quarts à l'horloge du théâtre, nous renverrons tout le monde de notre loge, nous éteindrons les bougies, nous fermerons notre porte, et à onze heures le chanoine lui-même viendra nous dire ce qu'il a pu faire. C'est ce que nous avons trouvé de moins compromettant pour lui. Ce chanoine avait beaucoup d'esprit ; il n'eut garde de man- quer au rendez-vous : il y montra une bonté complète et une ouverture de cœur sans réserve que l'on ne trouve guère que dans les pays où la vanité ne domine pas tous les sentiments. Sa dénonciation de la comtesse au général Pietranera son mari était un des grands remords de sa vie, et il trouvait un moyen d'abolir ce remords. Le matin, quand la comtesse était sortie de chez lui : La voilà qui fait l'amour avec son neveu, s'était-il dit avec amertume, et il n'était point guéri. Altière comme elle l'est, être venue chez moi !... A la mort de ce pauvre Pietranera, elle repoussa avec horreur mes offres de service, quoique fort polies et très bien présentées par le colonel Scotti, son ancien amant. La belle Pietranera vivre avec quinze cents francs ! ajoutait le chanoine en se promenant avec action dans sa chambre ! Puis aller habi- ter le château de Grianta avec un abominable seccatore, ce marquis del Dongo !... Tout s'explique maintenant ! Au fait, ce 91 LE CHANOINE jeune Fabrice est plein de grâces, grand, bien fait, une figure toujours riante... et, mieux que cela, un certain regard chargé de douce volupté,... une physionomie à la Corrège, ajoutait le chanoine avec amertume. La difîérence d'âge... point trop grande... Fabrice né aprè.^ l'entrée des Français, vers 98, ce me semble ; la comtesse peut avoir vingt-sept ou vingt-huit ans : impossible d'être plus jolie, plus adorable. Dans ce pays fertile en beautés, elle les bat toutes : la Marini, la Gherardi, la Ruga, l'Aresi, la Pietragrua, elle l'emporte sur toutes ces femmes... Ils vivaient heureux, cachés sur ce beau lac de Côme quand le jeune homme a voulu rejoindre Napoléon... Il y a encore des âmes en Italie ! et quoi qu'on fasse ! Chère patrie ! Non, continuait ce cœur enflammé par la jalousie, impossible d'expliquer autrement cette résigna- tion à végéter à la campagne avec le dégoût de voir tous les jours, à tous les repas, cette horrible figure du marquis del Dongo, plus cette infâme physionomie blafarde du marchesino Ascanio, qui sera pire que son père !... JEh bien, je la servirai franchement. Au moins j'aurai le plaisir de la voir autrement qu'au bout de ma lorgnette. , Le chanoine Borda expliqua fort clairement l'affaire à ces dames. Au fond Binder était on ne peut pas mieux disposé ; il était charmé que Fabrice eût pris la clef des champs avant les ordres qui pouvaient arriver de Vienne ; car le baron Binder n'avait pouvoir de décider de rien, il attendait des ordres pour cette affaire comme pour toutes les autres ; il envoyait à Vienne chaque jour la copie exacte de toijtes les informations ; puis il attendait. Il fallait que dans son exil à Romagnan Fabrice i» Ne manquât pas d'aller à la messe tous les jours, prît pour confesseur un homme d'esprit, dévoué à la cause de la monarchie, et ne lui avouât, au tribunal de la pénitence, que des sentiments fort irréprochables ; "iP II ne devait fréquenter aucun homme passant pour avoir de l'esprit, et, dans l'occasion, il fallait parler de la révolte avec horreur et comme n'étant jamais permise ; 30 II ne devait point se faire voir au café, il ne fallait jamais lire d'autres journaux que les gazettes officielles de Turin et de Milan ; en général, montrer du dégoût pour la lecture, ne jamais lire surtout aucun ouvrage imprimé après 1720 ; exception tout au plus pour les romans de Walter Scott ; 40 Enfin, ajouta le chanoine avec un peu de malice, il faut surtout qu'il fasse ouvertement la cour à quelqu'une des jolies femmes du pays, de la classe noble, bien entendu ; cela mon- trera qu'il n'a pas le génie sombre et mécontent d'un conspira- teur en herbe. LA CHARTREUSE DE PARME 92 Avant de se coucher, la comtesse et la marquise écrivirent à Fabrice deux lettres infinies dans lesquelles on lui expliquait avec une anxiété charmante tous les conseils donnés par Borda. Fabrice n'avait nulle envie de conspirer : il aimait Napoléon et, en sa qualité de noble, se croyait fait pour être plus heureux qu'un autre et trouvait les bourgeois ridicules. Jamais il n'avait ouvert un livre depuis le collège, où il n'avait lu que des livres arrangés par les jésuites. Il s'établit à quelque distance de Ro- magnano, dans un palais magnifique, l'un des chefs-d'œuvre du fameux architecte San Micheli ; mais depuis trente ans on ne l'avait pas habité, de sorte qu'il pleuvait dans toutes les pièces, et pas une fenêtre ne fermait. Il s'empara des chevaux de l'homme d'affaires, qu'il montait sans façon toute la journée ; il ne parlait point et réfléchissait. Le conseil de prendre un© maîtresse dans une famille ultra lui parut plaisant, et il le suivit à la lettre. Il choisit pour confesseur un jeune prêtre intrigant qui voulait devenir évêque (comme le confesseur du Spiel- berg) ^ ; mais il faisait trois lieues à pied et s'enveloppait d'un mystère qu'il croyait impénétrable pour lire le Constitutionnel. qu'il trouvait sublime : Cela est aussi beau qu'Alfîeri et le Dante ! s'écriait-il souvent. Fabrice avait cette ressemblance avec la jeunesse française, qu'il s'occupait beaucoup plus sérieusement de son cheval et de son journal que de sa maîtresse bien pensante. Mais il n'y avait pas encore de place pour l'imitation des autres dans cette âme naïve et ferme, et il ne fit pas d'amis dans la société du gros bourg de Romagnan ; sa simplicité passait pour de la hauteur : on ne savait que dire de ce caraci^re. C'est un cadet mécontent de n'être pas aîné, dit le curé. VI NOUS avouerons avec sincérité que la jalousie du chanoine Borda n'avait pas absolument tort : à son retour de France, Fabrice parut aux yeux de la comtesse Pietranera comme un bel étranger qu'elle eût beaucoup connu jadis. S'il eût parlé d'amour, elle l'eût aimé ; n'avait-elle pas déjà pour sa conduite et sa personne une admiration passionnée, et pour ainsi dire sans bornes ? Mais Fabrice l'embrassait §jvec une telle effusion d'innocente reconnaissance et de bonne^ amitit qu'elle se fût fait horreur à elle-même si elle eût cherchéi. un aiitre sentiment I. Voir les curieux Mémoires de M. Andryane, amusan>s-e Pictranera : c'est une femme, se disait-il, qui LA CHARTREUSE DE PARME 100 me rend toutes les folies de la jeunesse ! Mais il sentait bien le danger. Ma qualité de pacha tout puissant à quarante lieues d'ici me fera-t-elle pardonner cette sottise ? je m'ennuie tant à Parme I Toutefois, de quart d'heure en quart d'heure, il se promettait de partir. — Il faut avouer, madame, dit-il en riant à la comtesse, qu'à Parme je meurs d'ennui, et il doit m'être permis de m'enivrer de plaisir quand j'en trouve sur ma route. Ainsi, sans consé- quence et pour une soirée, permettez-moi de jouer auprès de vous le rôle d'amoureux. Hélas I dans peu de jours je serai bien loin de cette loge qui me fait oublier tous les chagrins et même, direz-vous, toutes les convenances. Huit jours après cette visite monstre dans la loge à la Scala, et à la suite de plusieurs petits incidents dont le récit semblerait long peut-être, le comte Mosca était absolument fou d'amour, et la comtesse pensait déjà que l'âge ne devait pas faire objec- tion, si d'ailleurs on le trouvait aimable. On en était à ces pensées quand Mosca fut rappelé par un courrier de Parme. On eût dit que son prince avait peur tout seul. La comtesse retourna à Grianta ; son imagination ne parant plus ce beau lieu, il lui parut désert. Est-ce que je me serais attachée à cet homme ? se dit-elle. Mosca écrivit et n'eut rien à jouer, l'absence lui avait enlevé la source de toutes ses pensées ; ses lettres étaient amu- santes, et, par une petite singularité qui ne fut pas mal prise, pour éviter les commentaires du marquis del Dongo qui n'ai- mait pas à payer des ports de lettres, il envoyait des courriers qui jetaient les siennes à la poste à Côme, à Lecco, à Varèse, ou dans quelque autre de ces petites villes charmantes des environs du lac. Ceci tendait à obtenir que le courrier lui rapportât les réponses ; il y parvint. Bientôt les jours de courrier firent événement pour la com- tesse ; ces courriers apportaient des fleurs, des fruits, de petits cadeaux sans valeur, mais qui l'amusaient, ainsi que sa belle- sœur. Le souvenir du comte se mêlait à l'idée de son grand pouvoir ; la comtesse était devenue curieuse de tout ce qu'on disait de lui, les libéraux eux-mêmes rendaient hommage à ses talents. La principale source de mauvaise réputation pour le comte, c'est qu'il passait pour le chef du parti ultra à la cour de Parme et que le parti libéral avait à sa tête une intrigante capable de tout, et même de réussir, la marquise Ravcrsi, immensé- ment riche. Le prince était fort attentif à ne pas décourager celui des deux partis qui n'était pas au pouvoir ; il savait bien qu'il serait toujours le maître, même avec un ministère pris dans le salon de M™* Raversi. On donnait à Grianta mille détails sur ces intrigues : l'absence de Mosca, que tout le monde pei- 101 mila:^ gnait comme un ministre de premier talent et un homme d'ac- tion, permettait de ne plus songer aux cheveux poudrés, symbole de tout ce qui est lent et triste ; c'était un détail sans consé- quence, une des obligations de la cour où il jouait d'ailleurs un si beau rôle. Une cour, c'est ridicule, disait la comtesse à la marquise, mais c'est amusant ; c'est un jeu qui intéresse, mais dont il faut accepter les règles. Qui s'est jamais avisé de se récrier contre le ridicule des règles du piquet ? Et pourtant, une fois qu'on s'est habitué aux règles, il est agréable de faire l'ad- versaire repic et capot. La comtesse pensait souvent à l'auteur de tant de lettres aimables, le jour où elle les recevait était agréable pour elle ; elle prenait sa barque et allait les lire dans les beaux sites du lac, à la Pliniana, à Bélan, au bois des Sfondrata. Ces lettres semblaient la consoler un peu de l'absence de Fabrice. Elle ne pouvait du moins refuser au comte d'être fort amoureux ; un mois ne s'était pas écoulé qu'elle songeait à lui avec une amitié tendre. De son côté le comte Mosca était presque de bonne foi quand il lui offrait de donner sa démission, de quitter le minis tère et de venir passer sa vie avec elle à Milan ou ailleurs. J'ai quatre cent mille francs, ajoutait-il, ce qui nous fera toujours quinze mille livres de rente. De nouveau une loge, des che vaux! etc., se disait la comtesse : c'étaient des rêves aimables Les sublimes beautés des aspects du lac de Côme recommen çaient à la charmer. Elle allait rêver sur ses bords à ce retour de vie brillante et singulière qui, contre toute apparence, rede venait possible pour elle. Elle se voyait sur le Corso, à Milan, heureuse et gaie comme au temps du vice-roi ; et la jeunesse, ou du moins la vie active recommencerait pour moi ! Quelquefois son imagination ardente lui cachait les choses mais jamais avec elle il n'y avait de ces illusions volontaires que donne la lâcheté. C'était surtout une femme de bonne foi avec elle-même. Si je suis un peu trop âgée pour faire des folies se disait-elle, l'envie, qui se fait des illusions comme l'amour peut empoisonner pour moi le séjour de Milan. Après la mort de mon mari, ma pauvreté noble eut du succès, ainsi que le refus de deux grandes fortunes. Mon pauvre petit comte Mosca n'a pas la vingtième partie de l'opulence que mettaient à mes pieds ces deux nigauds Limercati et Nani. La chétive pension de veuve péniblement obtenue, les gens congédiés, ce qui eut de l'éclat, la petite chambre au cinquième qui amenait vingt carrosses à la porte, tout cela forma jadis un spectacle singulier. Mais j'au- rai des moments désagréables, quelque adresse que j'y mette, si, ne possédant toujours pour fortune que la pension de veuve, je reviens vivre à Milan avec la bonne petite aisance bourgeoise que peuvent nous donner les quinze mille livres qui reste- LA CHARTREUSE DE PARME 102 ront à Mosca après sa démission. Une puissante objection, dont l'envie se fera une arme terrible, c'est que le comte, quoique séparé de sa femme depuis longtemps, est marié. Cette sépara- tion se sait à Parme, mais à Milan elle sera nouvelle, et on me l'attribuera. Ainsi, mon beau théâtre de la Scala, mon divin lac de Côme.... adieu ! adieu ! Malgré toutes ces prévisions, si la comtesse avait eu la moin- dre fortune, elle eût accepté l'offre de la démission do Mosca. Elle se croyait une femme âgée, et la cour lui faisait peur ; mais, ce qui paraîtra de la dernière invraisemblance de ce côté- ci des Alpes, c'est que le comte eût donné cette démission avec bonheur. C'est du moins ce qu'il parvint à persuader à son amie. Dans toutes ses lettres, il sollicitait, avec une folie toujours croissante, une seconde entrevue à Milan ; on la lui accorda. Vous jurer que j'ai pour vous une passion folle, lui disait la comtesse un jour à Milan, ce serait mentir ; je serais trop heu- reuse d'aimer aujourd'iiui, à trente ans passés, comme jadis 'aimais à vingt-deux ! Mais j'ai vu tomber tant de choses que 'avais crues éternelles ! J'a.i pour vous la plus tendre amitié, e vous accorde une confiance sans bornes, et de tous les hommes vous êtes celui que je préfère. La comtesse se croyait parfaite- ment sincère, pourtant, vers la fin, cette déclaration contenait un petit mensonge. Peut-être, si Fabrice l'eût voulu, il l'eût em- porté sur tout dans son cœur. Mais Fabrice n'était qu'un enfant aux yeux du comte Mosca : celui-ci arriva à Milan trois jours après le départ du jeune étourdi pour Novare, et il se hâta d'aller parler en sa faveur au baron Binder. Le comte pensa que l'exil était une affaire sans remède. Il n'était point arrivé seul à Milan ; il y avait dans sa voiture le duc Sanseverina-Taxis, joli petit vieillard de soixante-huit ans, gris pommelé, bien poli, bien propre, immensément riche, mais pas assez noble. C'était son grand-père seulement qui avait amassé des millions par le métier de fermier général des revenus de l'Etat de Parme. Son père s'était fait nommer ambassadeur du prince de Pai-me à la cour de*"**, à la suite du raisonnement que voici : — Votre Altesse accorde trente mille francs à son envoyé à la cour de"^**, lequel y fait une figure fort médiocre. Si elle daigne me donner cette place, j'accepterai six mille francs d'appointements. Ma dépense à la cour de**=* ne sera jamais au- dessous de cent mille francs par an, et mon intendant remettra chaque année vingt mille francs à la caisse des affaires étran- gères à Parme. Avec cette somme l'on pourra placer auprès de moi tel secrétaire d'ambassade que l'on voudra, et je ne me montrerai nullement jaloux des secrets diplomatiques, s'il y en a. Mqn but est de donner de l'éclat à ma maison, nouvelle encore, et de l'illustrer par une des grandes charges du pays. 103 LE DUC SANSE VERIN A Le duc actuel, fils de cet ambassadeur, avait eu la gaucherie de se montrer à demi libéral, et depuis deux ans il était au désespoir. Du temps de Napoléon, il avait perdu deux ou trois millioris par son obstination à rester à l'étranger, et toutefois, depuis le rétablissement de l'ordre en Europe, il n'avait pu obte- nir un certain grand cordon qui ornait le portrait de son père ; l'absence de ce cordon le faisait dépérir. Au point d'intimité qui suit l'amour en Italie, il n'y avait plus d'objection de vanité entre les deux amants. Ce fut donc avec la plus parfaite simplicité que Mosca dit à la femme qu'il adorait : — J'ai deux ou trois plans de conduite à vous offrir, tous assez bien combinés; je ne rêve qu'à cela depuis trois mois. 1° Je donne ma démission, et nous vivons en bons bourgeois à Milan, à Florence, à Naples, où vous voudrez. Nous avons quinze mille livres de rente, indépendamment des bienfaits du prince, qui dureront plus ou moins. 2** Vous daignez venir dans le pays où je puis quelque chose, vous achetez une terre, Sacca, par exemple, maison charmante, au milieu d'une forêt, dominant le cours du Pô ; vous pouvez avoir le contrat de vente signé d'ici à huit jours. Le prince vous attache à sa cour. ÎNIais ici se présente une immense objection. On vous recevra bien à cette cour ; personne ne s'aviserait de broncher devant moi ; d'ailleurs la princesse se croit malheu- reuse, et je viens de lui rendre des services à votre intention, mais je vous rappellerai une objection capitale : le prince est parfaitement dévot, et, comme vous le savez encore, la fatalité veut que je sois marié. De là un million de désagréments de détail. Vous êtes veuve, c'est un beau titre qu'il faudrait échanger contre un autre, et ceci fait l'objet de ma troisième proposition. On pourrait trouver un nouveau mari point gênant. Mais d'abord il le faudrait fort avancé en âge, car pourquoi me refu- seriez-vous l'espoir de le remplacer un jour ? Eh bien, j'ai conclu cette affaire singulière avec le duc Sanseverina-Taxis, qui, bien entendu ne sait pas le nom de la future duchesse. Il sait seule- ment qu'elle le fera ambassadeur et lui donnera un grand cor- don qu'avait son père, et dont l'absence le rend le plus infor- tuné des mortels. A cela près, ce duc n'est point trop imbécile ; il fait venir de Paris ses habits et ses perruques. Ce n'est nulle- ment un homme à méchancetés pourpensées d'avance, il croit sérieusement que l'honneur consiste à avoir un cordon, et il a honte de son bien. Il vint, il y a un an, me proposer de fonder un hôpital pour gagner ce cordon ; je me moquai de lui, mais il ne s'est point moqué de moi quand je lui ai proposé un ma- riage ; ma première condition a été, bien entendu, que jamais il ne remettrait le pied dans Parme. LA CHARTREUSE DE PARME 104 — Mais savez-vous que ce que vous me proposez là est fort immoral ? dit la comtesse. — Pas plus immoral que tout ce qu'on a fait à notre cour et dans vingt autres. Le pouvoir absolu a cela de commode qu'il sanctifie tout aux yeux des peuples ; or qu'est-ce qu'un ridicule que personne n'aperçoit ? Notre politique pendant vingt ans va consister à avoir peur des jacobins, et quelle peur ! Chaque année nous nous croirons à la veille de 93. Vous entendrez, j'espère, les phrases que je fais là-dessus à mes réceptions ! C'est beau ! Tout ce qui pourra diminuer un peu cette peur sera souveraine- ment moral aux yeux des nobles et des dévots. Or, à Parme, tout ce qui n'est pas noble ou dévot est en prison, ou fait ses paquets pour y entrer ; soyez bien convaincue que ce mariage ne semblera singulier chez nous que du jour où je serai disgra- cié. Cet arrangement n'est une friponnerie envers personne, voilà l'essentiel, ce me semble. Le prince, de la faveur duquel nous faisons métier et marchandise, n'a mis qu'une condition à son consentement, c'est que la future duchesse fût née noble. L'an passé, ma place, tout calculé, m'a valu cent sept mille francs ; mon revenu a dû être au total de cent vingt-deux mille; j'en ai placé vingt mille à Lyon. Eh bien, choisissez : i" une grande existence basée sur cent vingt-deux mille francs à dépenser, qui, à Parme, font au moins comme quatre cent mille à Milan ; mais avec ce mariage qui vous donne le nom d'un homme passable et que vous ne verrez jamais qu'à l'autel ; 2° ou bien la petite vie bourgeoise avec quinze mille francs à Florence ou à Naples, car, je suis de votre avis, on vous a trop admirée à Milan ; l'envie nous y persécuterait, et peut-être parviendrait-elle à nous donner de l'humeur. La grande existence à Parme aura, je l'espère, quelques nuances de nouveauté, même à vos yeux qui ont vu la cour du prince Eugène ; il serait sage de la connaître avant de s'en fermer la porte. Ne croyez pas que je cherche à influen- cer votre opinion. Quant à moi, mon choix est bien arrêté : j'aime mieux vivre dans un quatrième étage avec vous que de continuer seul cette grande existence. La possibilité de cet étrange mariage fut débattue chaque jour entre les deux amants. La comtesse vit au bal de la Scala le duc Sanseverina-Taxis qui lui sembla fort présentable. Dans une de leurs dernières conversations Mosca résumait ainsi sa proposi- tion : il faut prendre un parti décisif, si nous voulons passer le reste de notre vie d'une façon allègre et n'être pas vieux avant le temps. Le prince adonné son approbation ; Sanseverina est un personnage plutôt bien que mal ; il possède le plus beau palais de Parme et une fortune sans bornes ; il a soixante-huit ans, et une passion folle pour le grand cordon ; mais une grande tache gâte sa vie, il acheta jadis dix mille francs un buste de Napoléon iOo LA COUR DE PAUME par Canova. Son second péché, qui le fera mourir si vous ne venez à son secours, c'est d'avoir prêté vingt-cinq napoléons à Fer- rante Palla, un fou de notre pays, mais quelque peu homme de génie, que depuis nous avons condamné à mort, heureusement par contumace. Ce Ferrante a fait deux cents vers dans sa vie, dont rien n'approche ; je vous les réciterai, c'est aussi beau que le Dante. Le prince envoie Sanseverina à la cour de ***. il vous épouse le jour de son départ, et la seconde année de son voyage, qu'il appellera une ambassade, il reçoit ce cordon de *** sans lequel il ne peut vivre. Vous aurez en lui un frère qui ne sera nullement désagréable ; il signe d'avance tous les papiers que je veux, et d'ailleurs vous le verrez peu ou jamais, comme il vous conviendra. Il ne demande pas mieux que de ne point se mon- trer à Parme, où son grand-père fermier et son prétendu libéra- lisme le gênent. Rassi, notre bourreau, prétend que le duc a été abonné en secret au Constitutionnel par l'intermédiaire de Fer- rante Palla le poète, et cette calommie a fait longtemps obstacle sérieux au consentement du prince. Pourquoi l'historien qui suit fidèlement les moindres détails du récit qu'on lui a fait serait-il coupable ? Est-ce sa faute si les personnages, séduits par des passions qu'il ne partage point, malheureusement pour lui, tombent dans des actions profondé- ment immorales ? Il est vrai que des choses de cette sorte ne se font plus dans un pays où l'unique passion survivante à toutes les autres est l'argent, moyen de vanité. Trois mois après les événements racontés jusqu'ici, la duchesse Sanseverina-Taxis étonnait la cour de Parme par son amabilité facile et par la noble sérénité de son esprit ; sa maison fut sans comparaison la plus agréable de la ville. C'est ce que le comte Mosca avait promis à son maître. Ranuce-Ernest IV, le prince régnant, et la princesse sa femme, auxquels elle fut présentée par deux des plus grandes dames du pays, lui firent un accueil fort distingué. La duchesse était curieuse de voir ce prince, meûtre du sort de l'homme qu'elle aimait, elle voulait lui plaire et y réussit trop. Elle trouva un homme d'une taille élevée, mais un peu épaisse ; ses cheveux, ses moustaches, ses énormes favoris étaient d'un beau blond selon ses courtisans ; ailleurs ils eussent provoqué, par leur couleur effacée, le mot ignoble de filasse. Au milieu d'un gros visage s'élevait fort peu un tout petit nez presque féminin. Mais la duchesse remarqua que, pour apercevoir tous ces motifs de laideur, il fallait chercher à détail- ler les traits du prince. Au total il avait l'air d'un homme d'es- prit et d'un caractère ferme. Le port du prince, sa manière do se tenir n'étaient point sans majesté, mais souvent il voulait impo- ser à son interlocuteur ; alors il s'embarrassait lui-même et tombait dans un balancement d'une jambe à l'autre presque LA CHAIiriiEUSE DE PARME lOG conlinuel. Du reste, Ernest IV avait un regard pénétrant et dominateur ; les gestes de ses bras avaient de la noblesse, et ses paroles étaient à la fois mesurées et concises. Mosca avait prévenu la duchesse que le prince avait, dans le grand cabinet où il recevait en audience, un portrait en pied de Louis XIV, et une table fort belle de scagliola de Florence. Elle trouva que l'imitation était frappante ; évidemment il cherchait le regard et la parole noble de Louis XIV, et il s'appuyait sur la table de scagliola de façon à se donner la tournure de Joseph II. Il s'assit aussitôt après les premières paroles adressées par lui à la duchesse, afin de lui donner l'occasion de faire usage du ta- bouret qui appartenait à son rang. A cette cour, les duchesses, les princesses et les femmes des grands d'Espagne s'asseoient seules ; les autres femmes attendent que le prince ou la princesse les y engagent ; et, pour marquer la différence des rangs, ces personnes augustes ont toujours soin de laisser passer un petit intervalle avant de convier les dames non duchesses à s'asseoir. La duchesse trouva qu'en de certains moments l'imitation de Louis XIV était un peu trop marquée chez le prince ; par exem- ple, dans sa façon de sourire avec bonté tout en renversant la tête. Ernest IV portait un frac à la mode arrivant de Paris ; on lui envoyait tous les mois de cette ville qu'il abhorrait un frac, une redingote et un chapeau. Mais, par un bizarre mélange de cos- tumes, le jour où la duchesse fut reçue il avait pris une culotte rouge, des bas de soie et des souliers fort couverts, dont on peut trouver les modèles dans les portraits de Joseph II. Il reçut M'"c Sanseverina avec grâce ; il lui dit des choses spi- rituelles et fines ; mais elle remarqua fort bien qu'il n'y avait pas excès dans la bonne réception. — Savez-vous pourquoi ? lui dit le comte Mosca au retour de l'audience, c'est que Milan est une ville plus grande et plus belle que Parme. Il eût craint, en vous faisant l'accueil auquel je m'attendais et qu'il m'avait fait espérer, d'avoir l'air d'un provincial en extase devant les grâces d'une belle dame arrivant de la capitale. Sans doute aussi il est encore contrarié d'une particularité que je n'ose vous dire : le prince ne voit à sa cour aucune femme qui puisse vous le dispu- ter en beauté. Tel a été hier au soir, à son petit coucher, l'unique sujet de son entretien avec Pernice, son premier valet de cham- bre, qui a des bontés pour moi. Je prévois une petite révolution dans l'étiquette ; mon plus grand ennemi à cette cour est un sot qu'on appelle le général Fabio Conti. Figurez-vous un original qui a été à la guerre un jour peut-être en sa vie, et qui part do là pour imiter la tenue de Frédéric le Grand. De plus il tient aussi à reproduire l'affabilité noble du général La Fayette, et cela parce qu'il est ici le chef du parti libéral (Dieu sait quels libéraux!). 107 LA COUR DE PAUME — Je connais le Fabio Conti, dit la duchesse ; j'en ai eu la vision près de Côme ; il se disputait avec la gendarmerie. Elle raconta la petite aventure dont le lecteur se souvient peut-être. — Vous saurez un jour, madame, si votre esprit parvient jamais à se pénétrer des profondeurs de notre étiquette, que les demoiselles ne paraissent à la cour qu'après leur mariage. Eh bien, le prince a pour la supériorité de sa ville de Parme sur toutes les autres un patriotisme tellement brûlant que je parie- rais qu'il va trouver un moyen de se faire présenter la petite Clélia Conti, fille de notre La Fayette. Elle est ma foi charmante et passait encore il y a huit jours pour la plus belle personne des Etats du prince. Je ne sais, continua le comte, si les horreurs que les ennemis du souverain ont publiées sur son compte sont arrivées jusqu'au château de Grianta ; on en a fait un monstre, un ogre. Le fait est qu'Ernest IV avait tout plein de bonnes petites vertus, et l'on peut ajouter que, s'il eût été invulnérable comme Achille, il eût continué à être le modèle des potentats. Mais dans un moment d'ennui et de colère, et aussi un peu pour imiter Louis XIV fai- sant couper la tête à je ne sais quel héros de la Fronde que l'on découvrit vivant tranquillement et insolemment dans une terre à côté de Versailles, cinquante ans après la Fronde, Ernest IV a fait pendre un jour deux libéraux. Il paraît que ces imprudents se réunissaient à jour fixe pour dire du mal du prince et adres- ser au ciel des vœux ardents afin que la peste pût venir à Parme et les délivrer du tyran. Le mot tyran a été prouvé. Rassi appela cela conspirer; il les fit condamner à mort, et l'exécution de l'un d'eux, le comte L..., fut atroce. Ceci se passait avant moi. De- puis ce moment fatal, ajouta le comte en baissant la voix, le prince est sujet à des accès de peur indignes d'un homme, mais qui sont la source unique de la faveur dont je jouis. Sans la peur souveraine, j'aurais un genre de mérite trop brusque, trop âpre pour cette cour, où l'imbécile foisonne. Croiriez-vous que le prince regarde sous les lits de son appartement avant de se cou- cher, et dépense un million, ce qui à Parme est comme quatre millions à Milan, pour avoir une bonne police, et vous voyez devant vous, madame la duchesse, le chef de cette terrible po- lice. Par la police, c'est-à-dire par la peur, je suis devenu minis- tre de la guerre et des finances ; et comme le ministre do l'inté- rieur est mon chef nominal, en tant qu'il a la police dans ses attributions, j'ai fait donner ce portefeuille au comte Zurla- Contarini, un imbécile bourreau de travail, qui se donne le plai- sir d'écrire quatre-vingts lettres chaque jour. Je viens d'en recevoir une ce matin sur laquelle le comte Zurla-Contarina a eu la satisfaction d'écrire de sa propre main le n» 20,715. La duchesse Sanseverina fut présentée à la triste princesse de LA CHARTREUSE DE PAUME 108 Panne, Claxa-Paolina, qui, parce que son mari avait une maî- tresse (une assez jolie femme, la marquise Balbi), se croyait la plus malheureuse personne de l'univers, ce qui l'en avait rendue peut-être la plus ennuyeuse. La duchesse trouva une femme fort grande et fort maigre, qui n'avait pas trente-six ans et en parais- sait cinquante. Une figure régulière et noble eût pu passer pour belle, quoique un peu déparée par de gros yeux ronds qui n'y voyaient guère, si la princesse ne se fût pas abandonnée elle- même. Elle reçut la duchesse avec une timidité si marquée que quelques courtisans ennemis du comte Mosca osèrent dire que la princesse avait l'air de la femme qu'on présente, et la duchesse de la souveraine. La duchesse, surprise et presque déconcer- tée, ne savait où trouver des termes pour se mettre à une place inférieure à celle que la princesse se donnait à elle-même. Pour rendre quelque sang-froid à cette pauvre princesse , qui au fond ne manquait pas d'esprit, la duchesse ne trouva rien de mieux que d'entamer et de faire durer une longue dissertation sur la botanique. La princesse était réellement savante en ce genre ; elle avait de fort belles serres avec force plantes des tro- piques. La duchesse, en cherchant tout simplement à se tirer d'embarras, fit à jamais la conquête de la princesse Clara-Pao- lina, qui, de timide et d'interdite qu'elle avait été au commen- cement de l'audience, se trouva vers la fin tellement à son aise que, contre toutes les règles de l'étiquette, cette première au- dience ne dura pas moins de cinq quarts d'heure. Le lende- main la duchesse fit acheter des plantes exotiques et se porta pour grand amateur de botanique. La princesse passait sa vie avec le vénérable père Landriani, archevêque de Parme, homme de science, homme d'esprit môme, et parfaitement honnête homme, mais qui offrait un singulier spectacle quand il était assis dans sa chaise de velours cramoisi (c'était le droit de sa place), vis-à-vis le fauteuil de la princesse, entourée de ses dames d'honneur et de ses deux dames pour accompagner. Le vieux prélat en longs cheveux blancs était en- core plus timide, s'il se peut, que la princesse ; ils se voyaient tous les jours, et toutes les audiences commençaient par un silence d'un gros quart d'heure. C'est au point que la comtesse Alvizi, une des dames pour accompagner, était devenue une sorte de favorite, parce qu'elle avait l'art de les encourager à se parler et de les faire rompre le silence. Pour terminer le cours de ses présentations, la duchesse fut admise chez S. A. S. le prince héréditaire, personnage d'une plus haute taille que son père, et plus timide que sa mère. Il était fort en minéralogie et avait seize ans. Il rougit excessivement en voyant entrer la duchesse et fut tellement désorienté que jamais il ne put inventer un mot à dire à cette belle dame. Il était fort 109 LA COUR DE PARME bel homme et passait sa vie dans les bois un marteau à la main. Au moment où la duchesse se levait pour mettre fin à cette au- dience silencieuse ! — Mon Dieu ! madame, que vous êtes jolie ! s'écria le prince héréditaire ; ce qui ne fut pas trouvé de trop mauvais goût par la dame présentée. La marquise Balbi, jeune femme de vingt-cinq ans, pouvait encore passer pour le plus parfait modèle du joli italien deux ou trois ans avant l'arrivée de la duchesse Sanseverina à Parme. Maintenant c'était toujours les plus beaux yeux du monde et les petites mines les plus gracieuses ; mais, vue de près, sa peau était parsemée d'un nombre infini de petites rides fines, qui fai- saient de la marquise comme une jeune vieille. Aperçue à une certaine distance, par exemple au théâtre, dans sa loge, c'était encore une beauté ; et les gens du parterre trouvaient le prince de fort bon goût. Il passait toutes les soirées chez la marquise Balbi, mais souvent sans ouvrir la bouche, et l'ennui où elle voyait le prince avait fait tomber cette pauvre femme dans une maigreur extraordinaire. Elle prétendait à une finesse sans bornes, et toujours souriait avec malice ; elle avait les plus belles dents du monde, et à tout hasard, n'ayant guère de sens, elle voulait, par un sourire malin, faire entendre autre chose que ce que disaient ses paroles. Le comte Mosca disait que c'étaient ces sourires continuels, tandis qu'elle bâillait intérieurement, qui lui donnaient tant de rides. La Balbi entrait dans toutes les affaires, et l'Etat ne faisait pas un marché de mille francs, sans qu'il y eût un souvenir pour la marquise (c'était le mot honnête à Parme). Le bruit public voulait qu'elle eût placé six millions de francs en Angleterre, mais sa fortune, à la vérité de fraîche date, ne s'élevait pas en réalité à quinze cent mille francs. C'était pour être à l'abri de ses finesses, et pour l'avoir dans sa dépen- dance, que le comte Mosca s'était fait ministre des finances. La seule passion de la marquise était la peur déguisée en avarice sor- dide : Je mourrai sur la paille, disait-elle quelquefois au prince, que ce propos outrait. La duchesse remarqua que l'antichambre, resplendissante de dorures, du palais de la Balbi était éclairée par une seule chandelle coulant sur une table de marbre précieux, et les portes de son salon étaient noircies par les doigts des laquais. Elle m'a reçue, dit la duchesse à son ami, comme si elle eût attendu de moi une gratification de cinquante francs. Le cours des succès de la duchesse fut un peu interrompu par la réception que lui fit la femme la plus adroite de la cour, la * célèbre marquise Raversi, intrigante consommée qui se trouvait à la tête du parti opposé à celui du comte Mosca. Elle voulait le renverser, et d'autant plus depuis quelques mois qu'elle était LA CHARTREUSE DE PARME 110 lîiècc du duc Sanseverina et craignait de voir attaquer l'héritage par les grâces de la nouvelle duchesse. La Raversi n'est point une femme à mépriser, disait le comte à son amie ; je la tiens pour tellement capable de tout que je me suis séparé de ma femme uniquement parce qu'elle s'obstinait à prendre pour amant le chevalier Bentivoglio, l'un des amis de la Raversi. Cette dame, grande virago aux cheveux fort noirs, remarquable par les diamants qu'elle portait dès le matin, et par le rouge dont elle couvrait ses joues, s'était déclarée d'avance l'enne- mie de la duchesse, et en la recevant chez elle elle prit à tâche de commencer la giierre. Le duc Sanseverina, dans les lettres qu'il écrivait de***, paraissait tellement enchanté de son am- bassade, et surtout de l'espoir du grand cordon, que sa famille craignait qu'il ne laissât une partie de sa fortune à sa femme qu'il accablait de petits cadeaux. La Raversi, quoique régulière- ment laide, avait pour amant le comte Balbi, le plus joli homme de la cour : en général elle réussissait à tout ce qu'elle entre- prenait. La duchesse tenait le plus grand état de maison. Le palais Sanseverina avait toujours été un des plus magnifiques de la ville de Parme, et le duc, à l'occasion de son ambassade et de son futur grand cordon, dépensait de fort grosses sommes pour l'embellir : la duchesse dirigeait les réparations. Le comte avait deviné juste : peu de jours après la présen- tation de la duchesse, la jeune Clclia Conti vint à la cour ; on l'avait faite chanoinesse. Afin de ^5â?er fe'coup que cette faveur pouvait avoir l'aif^ déporter au crédit du comte, la duchesse donna une fête sous prétexte d'inaugurer le jardin de son palais, et, par ses façons pleines de grâces, elle fit de Clélia, qu'elle appe- lait sa jeune amie du lac de Côme, la reine de la so;réc. Son chiffre se trouva comme par hasard sur les principaux trans- parents. La jeune Clélia, quoique un peu pensive, fut aimable dans ses façons de parler de la petite aventure près du lac et de sa vive reconnaissance. On la disait fort dévote et fort amie de la solitude. Je parierais, disait le comte, qu'elle a assez d'esprit pour avoir honte de son père. La duchesse fit son amie de cette jeune fille ; elle se sentait de l'iticUnation pour elle, elle ne vou- lait pas paraître jalouse et la mettait de toutes ses parties de plaisir ; enfin son système était de chercher à diminuer toutes les haines dont le comte était Pobjet. Tout souriait à la duchesse ; elle s'amusait de cette existence de cour où la tempête est toujours à craindre ; il lui semblait recommencer la vie. Elle était tendrement attachée au comte, qui littéralement était fou de bonheur. Cette aimable situation lui avait procuré un sang-froid parfait pour tout ce qui ne re- gardait que ses intérêts d'ambition. Aussi, deux mois à peine dli LA COUR DE PARME après l'arrivée de la duchesse, il obtint la patente et les hon- neurs de premier ministre, lesquels approchent fort de ceux que l'on rend au souverain lui-même. Le comte pouvait tout sur ; l'esprit de son maître, on en eut à Parme une preuve qui frappa tous les esprits. Au sud-est et à dix minutes de la ville s'élève cette fameuse citadelle si renommée en Italie, et dont la grosse tour a cent quatre-vingts pieds de haut et s'aperçoit de si loin. Cette tour, j bâtie sur le modèle du mausolée d'Adrien, à Rome, par les ' Farnèse, petit-fils de Paul III, vers le commencement du XVie siècle, est tellement épaisse que sur l'esplanade qui la termine on a pu bâtir un palais pour le gouverneur de la citadelle et une nouvelle prison appelée la tour Farnèse. Cette prison, construite en l'honneur du fils aîné de Ranuce Ernest II, lequel était devenu l'amant aimé de sa belle-mère, passe pour belle et singulière dans le pays. La duchesse eut la curiosité de la voir ; le jour de sa visite, la chaleur était accablante à Parme, et là-haut, dans cette position élevée, elle trouva de l'air, ce dont elle fut tellement ravie qu'elle y passa plusieurs heures. On s'empressa de lui ouvrir les salles de lajbQui_E!3£iièse. La duchesse rencontra sur l'esplanade de la grosse tour un pauvre libéral prisonnier, qui était venu jouir de la demi-heure de promenade qu'on lui accordait tous les trois jours. Redescen- due à Parme et n'ayant pas encore la discrétion nécessaire dans une cour absolue, elle parla de cet homme qui lui avait raconté toute son histoire. Le parti de la marquise Raversi s'empara de ces propos de la duchesse et les répéta beaucoup, espérant fort qu'ils choqueraient le prince. En effet Ernest IV répétait sou- vent que l'essentiel était surtout de frapper les imaginations. Toujours est un grand mot, disait-il, et plus terrible en Italie qu'aUleurs : en conséquence, de sa vie il n'avait accordé de grâce. Huit jours après sa visite à la forteresse, la duchesse reçut une lettre de commutation de peine, signée du prince et du ministre, avec le nom en blanc. Le prisonnier dont elle écri- rait le nom devait obtenir la restitution de ses biens et la per- mission d'aller passer en Amérique le reste de ses jours. La duchesse écrivit le nom de l'homme qui lui avait parlé. Par malheur cet homme se trouva un demi-coquin, une âme faible ; c'était sur ses aveux que le fameux Ferrante Pcilla avait été condamné à mort. La singularité de cette grâce mit le comble à l'agrément de la position de M™« Sanseverina. Le comte Mosca était fou de bonheur ; ce fut une belle époque de sa vie, et elle eut une in- fluence décisive sur les destinées de Fabrice. Celui-ci était tou- jours à Romagnano, près de Novare, se confessant, chassant, ne lisant point et faisant la cour à une femme noble, comme le LA CHARTREUSE DE PARME H2 portaient ses instructions. La duchesse était toujours un peu choquée de cette dernière nécessité. Un autre signe qui ne valait rien pour le comte, c'est qu'étant avec lui de la dernière fran- chise pour tout au monde, et pensant tout haut en sa présence, elle ne lui parlait jamais de Fabrice qu'après avoir songé à la tournure de sa phrase. — Si vous voulez, lui disait un jour le comte, j'écrirai à cet aimable frère que vous avez sur le lac de Côme, et je forcerai bien ce marquis del Dongo, avec un peu de peine pour moi et mes amis de ■**"*, à demander la grâce de votre aimable Fabrice. S'il est vrai, comme je me garderais bien d'en douter, que Fa- brice soit un peu au-dessus des jeunes gens qui promènent leurs chevaux anglais dans les rues de Milan, quelle vie que celle qui à dix-huit ans ne fait rien et a la perspective de jamais rien faire ! Si le ciel lui avait accordé une vraie passion pour quoi que ce soit, fût-ce pour la pêche à la ligne, je la respecterais ; mais que fera-t-il à Milan, même après sa grâce obtenue ? Il montera un cheval qu'il aura fait venir d'Angleterre à une certaine heure ; à une autre le désœuvrement le conduira chez sa maîtresse, qu'il aimera moins que son cheval... Mais, si vous m'en donnez l'ordre, je tâcherai de procurer ce genre de vie à votre neveu. — Je le voudrais officier, dit la duchesse. — Conseilleriez- vous à un souvv^rain de confier un poste qui, dans un jour donné, peut être de quelque importance à un jeune homme : i° susceptible d'enthousiasme ; 2° qui a montré de l'enthousiasme pour Napoléon au point d'aller le rejoindre à Waterloo ! Songez à ce que nous serions tous si Napoléon eût vaincu à Waterloo ! Nous n'aurions point de libéraux à craindre, il est vrai, mais les souverains des anciennes familles ne pour- raient régner qu'en épousant les filles de ses maréchaux. Ainsi la carrière militaire pour Fabrice, c'est la vie de l'écureuil dans la cage qui tourne : beaucoup de mouvement pour n'avancei en rien. Il aura le chagrin de se voir primer par tous les dévoue- ments plébéiens. La première qualité chez un jeune homme aujourd'hui, c'est-à-dire pendant cinquante ans peut-être, tant que nous aurons peur et que la religion ne sera point rétablie, c'est de n'être pas susceptible d'enthousiasme et de n'avoir pas d'esprit. J'ai pensé à une chose, mais qui va vous faire jeter les hauts cris d'abord, et qui me donnera à moi des peines infinies et pen- dant plus d'un jour : c'est une folie que je veux faire pour vous. Mais dites-moi, si vous le savez, quelle folie je ne ferais pas pour obtenir un sourire. — Eh bien ? dit la duchesse. — Eh bien ! nous avons eu pour archevêque à Parme trois 113 LA PRUDENCE ITALIENNE membres de votre famille : Ascagnc del Dongo qui a écrit en i6.., Fabrice en 1699, et un second Ascagne en 1740. Si Fabrice veut entrer dans la prélature et marquer par des vertus de pre- mier ordre, je le fais évêqjjig quelque part, puis archevêque ici, si toutefois mon influence dure. L'objection réelle est celle-ci ; resterai-je ministre assez longtemps pour réaliser ce beau plan qui exige plusieurs années ? Le prince peut mourir, il peut avoir le mauvais goût de me renvoyer. Mais enfin c'est le seul moyen que j 'aie de faire pour Fabrice quelque chose quisoit digne de vous. On discuta longtemps : cette idée répugnait fort à la du- chesse. — Reprouvez-moi, dit-elle au comte, que toute autre car- rière est impossible pour Fabrice. Le comte prouva. — Vous regrettez, ajouta-t-il, le brillant uniforme ; mais à cela je ne sais que faire. Après un mois que la duchesse avait demandé pour réfléchir, elle se rendit en soupirant aux vues sages du ministre. — Monter d'un air empesé un cheval anglais dans quelque grande ville, répétait le comte, ou prendre un état qui ne jure pas avec sa naissance ; je ne vois pas de milieu. Par malheur, un gentil- homme ne peut se faire ni médecin, ni avocat, et le siècle est aux avocats. Rappelez-vous toujours, madame, répétait le comte, que vous faites à votre neveu, sur le pavé de Milan, le sort dont jouissent les jeunes gens de son âge qui passent pour les plus fortunés. Sa grâce obtenue, vous lui donnez quinze, vingt, trente mille francs ; peu vous importe, ni vous ni moi ne prétendons faire des économies. La duchesse était sensible à la gloire ; elle ne voulait pas que Fabrice fût un simple mangeur d'argent ; elle revint au plan de son amant. — Remarquez, lui disait le comte, que je ne prétends pas faire de Fabrice un prêtre exemplaire comme vous en voyez tant. Non ; c'est un grand seigneur avant tout ; il pourra rester parfaitement ignorant si bon lui semble, et n'en deviendra pas moins évêque et archevêque, si le prince continue à me regarder comme un homme utile. Si vos ordres daignent changer ma proposition en décret im- muable, ajouta le comte, il ne faut point que Parme voie notre protégé dans une petite fortune. La sienne choquera, si on l'a vu ici simple prêtre ; il ne doit paraître à Parme qu'avec les bas violets ^ et dans un équipage convenable. Tout le monde devinera I. En It.ilie les jeunes gens protégés ou savants deviennent monsignor et prélat, ce qui ne veut pas dire évêque ; on porte .ilors des bas violets. On ne fait pas devœuxpourêtrewoHS/^jior, on peut quitter les bas violets et se marier. LA CHAKTREUSE DE I-AKMK — I. 8 LA CHARTREUSE DE PARME H4 que votre neveu doit être évêque, et personne ne sera choqué. Si vous m'en croyez, vous enverrez Fabrice faire sa théologie et passer trois années à Naples. Pendant les vacanCcsdërâca- démie ecclésiastique, il ira, s'il veut, voir Paris et Londres, mais il ne se montrera jamais à Parme. Ce mot donna comme un frisson à la duchesse. Elle envoya un courrier à son neveu et lui donna rendez-vous à Plaisance. Faut-il dire que ce courrier était porteur de tous les moyens d'argent et de tous les passeports nécessaires ? Arrivé le premier à Hai§aBWî»T Fabrice courut au-devant de la duchesse et l'embrassa avec des transports qui la firent fondre en larmes. Elle fut heureuse que le comte ne fût pas présent ; depuis leurs amours, c'était la première fois qu'elle éprouvait cette sensation. Fabrice fut profondément touché et ensuite affligé des plans que la duchesse avait faits pour lui ; son espoir avait toujours été que, soa afifaire de Waterloo arrangée, il finirait par être militaire. Une chose frappa la duchesse et augmenta encore l'opinion romanesque qu'elle s'était formée de son neveu : il refusa absolument de mener la vie de café dans une des grandes villes d'Italie. — Te vois-tu au Corso de Florence ou de Naples, disait la duchesse, avec des chevaux anglais de pur sang ! Pour le soir, une voiture, un joli appartement, etc. Elle insistait avec délices sur la description de ce bonheur vulgaire qu'elle voyait Fabrice repousser avec dédain. C'est un héros, pensait-elle. — Et après di.x ans de cette vie agréable, qu'aurai-je fait ? disait Fabrice ; que serai-je ? Un jeune homme mtir qui doit céder le haut du pavé au premier bel adolescent qui débute dans le monde, lui aussi, sur un cheval anglais. Fabrice rejeta d'abord bien loin le parti de l'Eglise ; il parlait d'aller à New- York, de se faire citoyen et soldat républicain en Amérique. — Quelle erreur est la tienne ! Tu n'auras pas la guerre, et tu retombes dans la vie de café, seulement sans élégance, sans musique, sans amours, répliqua la duchesse. Crois-moi, pour toi comme pour moi, ce serait une triste vie que celle d'Amérique. Elle lui expliqua le culte du dieu dollar, et ce respect qu'il faut avoir pour les artisans de la rue, qui par leurs votes décident de tout. On revint au parti de l'Église. — Avant de te gendarmer, lui dit la duchesse, comprends donc ce que le eomte te demande : il ne s'agit pas du tout d'être un pauvre prêtre plus ou moins exemplaire et vertueux, comme l'abbé Blanès. Rappelle-toi ce que furent tes oncles les arche- vêques de Parme ; relis les notices sur leurs vies, dans le sup- plément à la généalogie. Avant tout il convient à un homme de 115 LA PRUDENCE ITALIENNE nom d'être un grand seigneur, noble, généreux, protecteur de la justice, destiné d'avance à se trouver à la tête de son ordre,... et dans toute sa vie ne faisant qu'une coquinerie, mais celle-là fort utile. — Ainsi, voilà toutes mes illusions à vau-l'eau, disait Fabrice en soupirant profondément ; le sacrifice est cruel ! Je l'avoue, je n'avais pas réfléchi à cette horreur pour l'enthousiasme et l'esprit, même exercée à leur profit, qui désormais va régner parmi les souverains absolus. — Songe qu'une proclamation, qu'un caprice du cœur préci- pite l'homme enthousiaste dans le parti contraire à celui qu'il a servi toute la vie. — Moi enthousiaste ! répéta Fabrice ; étrange accusation ! je ne puis pas même être amoureux ! — Comment ? s'écria la duchesse. — Quand j'ai l'honneur de faire la cour à une beauté, même de bonne naissance et dévote, je ne puis penser à elle que quand je la vois. Cet aveu fit une étrange impression sur la duchesse. — Je te demande un mois, reprit Fabrice, pour prendre congé de M°»« C. de Novare et, ce qui est encore plus difl&cile, des châ- teaux en Espagne de toute ma vie. J'écrirai à ma mère, qui sera assez bonne pour venir me voir à Belgirate, sur la rive piémon- taise du lac Majeur, et, le trente et unième jour après celui-ci, je serai incognito dans P^jaie- — Garde-t'en bien Fs'écria la duchesse. Elle ne voulait pas que le comte Mosca la vît parler à Fabrice. Les mêmes personnages se revirent à Plaisance. La duchesse cette fois était fort agitée : un orage s'était élevé à la cour ; le parti de la marquise Raversi touchait au triomphe ; il était possi- ble que le comte Mosca fût remplacé par le général Fafejo. Conti, chef de ce qu'on appelait à Parme le jiaziiMbéxal. Excepté le nom du rival qui croissait dans la faveur du prince, la duchesse dit tout à Fabrice. Elle discuta de nouveau les chances de soa avenir, même avec la perspective de manquer de la toute-puis- sante protection du comte. — Je vais passer trois ans à l'académie ecclésiastique de Na- ples ! s'écria Fabrice ; mais, puisque je dois être avant tout un jeune gentilhomme, et que tu ne m'astreins pas à mener la vie sévère d'un séminariste vertueux, ce séjour à Naples ne m'efiraie nullement, cette vie-là vaudra bien celle de Romagnano ; la bonne compagnie de l'endroit commençait à me trouver jacobin. Dans mon exil j'ai découvert que je ne sais rien, pas même le latin, pas même l'orthographe. J'avais le projet de refaire mon éducation à Novare, j'étudierai volontiers la théologie à Naples : c'est une science compliquée. La duchesse fut ravie. Si nous LA CHARTREUSE DE PARME IIG sommes chassés, lui dit-elle nous irons te voir à Naples. Mais puisque tu acceptes jusqu'à nouvel ordre le parti des bas violets, le comte, qui connaît bien l'Italie actuelle, m'a charge d'une idée pour toi. Crois ou ne crois pas ce qu'on t'enseignera, mais ne fais jamais aucune objection. Figure-toi qu'on t'enseigne les règles du jeu de whist; est-ce que tu ferais des objections aux règles du whist ? J'ai dit au comte que tu croyais, et il s'en est félicité ; cela est utile dans ce monde et dans l'autre. Mais si tu crois, ne tombe point dans la vulgarité de parler avec horreur de Voltaire, Diderot, Raynal, et de tous ces écervelés de Fran- çais précurseurs des deux chambres. Que ces noms-là se trou- vent rarement dans ta bouche ; mais enfin, quand il le faut, parle de ces messieurs avec une ironie calme : ce sont gens de- puis longtemps réfutés et dont les attaques ne sont plus d'aucune conséquence. Crois aveuglément tout ce que l'on te dira à l'aca- démie. Songe qu'il y a des gens qui tiendront note fidèle de tes moindres objections ; on te pardonnera une petite intrigue ga- lante si elle est bien menée, et non pas un doute : l'âge supprime l'intrigue et augmente le doute. Agis sur ce principe au tribunal de la pénitence. Tu auras une lettre de recommandation pour un évêque factotum du cardinal archevêque de Naples ; à lui seul tu dois avouer ton escapade en France, et ta présence, le i8 juin, dans les environs de Waterloo. Du reste, abrège beaucoup, di- minue cette aventure, avoue-la seulement pour qu'on ne puisse pas te reprocher de l'avoir cachée. Tu étais si jeune alors ! La seconde idée que le comte t'envoie est celle-ci : S'il te vient une raison brillante, une réplique victorieuse qui change le cours de la conversation, ne cède point à la tentation de briller, garde le silence • les gens fins verront ton esprit dans tes yeux. Il sera temps d'avoir de l'esprit quand tu seras évêque. Fabrice débuta à Naples avec une voiture modeste et quatre domestiques, bons Milanais, que sa tante lui avait envoyés. Après une année d'étude, personne ne disait que c'était un homme d'esprit on le regardait comme un grand seigneur ap- pliqué, fort généreux, mais un peu libertin. Cette année, assez amusante pour Fabrice, fut terrible pour la duchesse. Le comte fut trois ou quatre fois à deux doigts de sa perte ; le prince, plus peureux que jamais, parce qu'il était ma- lade cette année-là, croyait, en le renvoyant, se débarrasser de l'odieux des exécutions faites avant l'entrée du comte au minis- tère. Le Rassi était le favori du cœur qu'on voulait garder avant tout. Les périls du comte lui attachèrent passionnément la du- chesse ; elle ne songeait plus à Fabrice. Pour donner une couleur à leur retraite possible, il se trouva que l'air de Parme, un peu humide en effet, comme celui de toute la Lombardie, ne conve- nait nullement à sa santé. Enfin, après des intervalles de disgrâce 117 LA COUR qui allèrent pour le comte, premier ministre, jusqu'à passer quelquefois vingt jours entiers sans voir son maître en parti- culier, Mosca l'emporta; il fit nommer le général Fabio Conti, le prétendu libéral, gouverneur de la citadf;ljfinn l'on enfermait l<^s libérauxjugé.s par .Kassi. Si Conti use d'indulgence envers ses prisonniers, disait Mosca à son amie, on le disgracie comme un jacobin auquel ses idées politiques font oublier ses devoirs de général; s'il se montre sévère et impitoyable, et c'est, ce me semble, de ce côté-là qu'il inclinera, il cesse d'être le chef de son propre parti et s'aliène toutes les familles qui ont un des leurs à la citadelle. Ce pauvre homme sait prendre un air tout confit de respect à l'approche du prince; au besoin il change de cos- tume quatre fois en un jour ; il peut discuter une question d'éti- quette, mais ce n'est point une tête capable de suivre le chemin difficile par lequel seulement il peut se sauver ; et, dans tous les cas, je suis là. Le lendemain de la nomination du général Fabio Conti, qui terminait la crise ministérielle, on apprit que Parme aurait un journal ultra-monarchique. — Que de querelles ce journal va faire naître ! disait la du- chesse. — Ce journal, dont l'idée est peut-être mon chef-d'œuvre, ré- pondait le comte en riant, peu à peu je m'en laisserai bien malgré moi ôter la direction par les ultra-furibonds. J'ai fait attacher de beaux appointements aux places de rédacteur. De tous côtés on va solliciter ces places : cette affaire va nous faire passer un mois ou deux, et l'on oubliera les périls que je viens de courir. Les graves personnages P. et D. sont déjà sur les rangs. — Mais ce journal sera d'une absurdité révoltante. — J'y compte bien, répliquait le comte. Le prince le lira tous les matins et admirera ma doctrine à moi qui l'ai fondé. Pour les détails, il approuvera ou sera choqué; des heures qu'il con- sacre au travail en voilà deux de prises. Le journal se fera des affaires, mais à l'époque où arriveront les plaintes sérieuses, dans huit ou dix mois, il sera entièrement dans les mains des ultra- furibonds. Ce sera ce parti qui me gêne qui devra répondre, moi j'élèverai des objections contre le journal; au fond j'aime mieux cent absurdités atroces qu'un seul pendu. Qui se souvient d'une absurdité deux ans après le numéro du journal officiel ? Au lieu que les fils et la famille du pendu me vouent une haine qui du- rera autant que moi, et qui peut-être abrégera ma vie. La duchesse, toujours passionnée pour quelque chose, toujours agissante, jamais oisive, avait plus d'esprit que toute la cour de Parme; mais elle manquait de patience et d'impassibilité pour réussir dans les intrigues. Toutefois elle était parvenue à suivre avec passion les intérêts des diverses coteries , elle commençait LA CHARTREUSE DE PARME li8 même à avoir un crédit personnel auprès du prince. Clara-Pao- lina, la princesse régnante, environnée d'honneurs, mais empri- sonnée dans l'étiquette la plus surannée, se regardait comme la plus malheureuse des femmes. La duchesse Sanseverina lui fit la cour et entreprit de lui prouver qu'elle n'était point si malheu- reuse. Il faut savoir que le prince ne voyait sa femme qu'à dîner: ce repus durait trente minutes, et le prince passait des semaines entières sans adresser la parole à Clara-Paolina. M^^^ Sanseverina essaya de changer tout cela ; elle amusait le prince, et d'autant plus qu'elle avait su conserver toute son indépendance. Quand elle l'eût voulu, elle n'eût pas pu ne jamais blesser aucun des sots qui pullulaient à cette cour. C'était cette parfaite inhabileté de sa part qui la faisait exécrer du vulgaire des courtisans, tous comtes ou marquis, jouissantengénéraldecinqmillelivresde ren- tes. Elle comprit ce malheur dès les premiers jours et s'attacha exclusivement à plaire au souverain et à sa femme, laquelle dominait absolument le prince héréditaire. La duchesse savait amuser le souverain et profitait de l'extrême attention qu'il ac- cordait à ses moindres paroles pour donner de bons ridicules aux courtisans qui la haïssaient. Depuis les sottises que Rassi lui avait fait faire, et les sottises de sang ne se réparent pas. le prince avait peur quelquefois et s'ennuyait souvent, ce qui l'avait con- duit à la triste envie ; il sentait qu'il ne s'amusait guère et de- venait sombre quand il croyait voir que d'autres s'amusaient ; l'aspect du bonheur le rendait furieux. Il faut cacher nos amours, dit la duchesse à son ami ; et elle laissa deviner au prince qu'elle n'était plus que fort médiocrement éprise du comte, homme d'ailleurs si estimable. Cette découverte avait donné un jour heureux à Son Altesse. De temps à autre la duchesse laissait tomber quelques mots du projet qu'elle aurait de se donner chaque année un congé de quelques mois qu'elle emploierait à voir l'Italie qu'elle ne con- naissait point : elle irait visiter Naples, Florence, Rome. Or rien au monde ne pouvait faire plus/ de peine au prince qu'une telle apparence de désertion : c'était' là une de ses faiblesses les plus marquées, les démarches qui pouvaient être imputées à mépris pour sa ville capitale lui perçaiept le cœur. Il sentait qu'il n'avait aucun moyen de retenir M^^ Sanseverina, et M"''' Sanseverina était de bien loin la femme la plus brillante de Parme. Chose unique avec la paresse italienne, on revenait des campagnes environnantes pour assister à ses jeudis ; c'étaient de véritables fêtes ; presque toujours la duchesse y avait quelque chose de neuf et de piquant. Le prince mourait d'envie de voir un de ces jeudis, mais comment s'y prendre ? Aller chez un simple par- ticulier ! c'était une chose que ni son père ni lui n'avaient jamais faite 1 119 LA COUR Un certain jeudi, il pleuvait, il faisait froid ; à chaque instant de la soirée le duc entendait des voitures qui ébranlaient le pavé de la place du palais, en allant chez M°^® Sanseverina. Il eut un mouvement d'impatience : d'autres s'amusaient, et lui, prince souverain, maître absolu, qui devait s'amuser plus que personne au monde, il connaissait l'ennui ! Il sonna son aide de camp, il fallut le temps de placer une douzaine de gens affidés dans la rue qui conduisait du palais de Son Altesse au palais Sanseverina. Enfin, après une heure qui parut un siècle au prince, et pendant laquelle il fut vingt fois tenté de braver les poignards et de sortir à l'étourdie et sans nulle précaution, il parut dans le premier salon de M™^ Sanseverina. La foudre serait tombée dans ce salon qu'elle n'eût pas produit une pareille surprise. En un clin d'œil, et à mesure que le prince s'avançait, s'établissait dans ces salons si bruyants et si gais un silence de stupeur ; tous les yeux, fixés sur le prince, s'ouvraient outre mesure. Les courtisans parais- saient déconcertés ; la duchesse elle seule n'eut point l'air étonné. Quand enfin l'on eut retrouvé la force de parler, la grande préoc- cupation de toutes les personnes présentes fut de décider cette importante question : La duchesse avait-elle été avertie de cette visite, ou bien a-t-elle été surprise comme tout le monde ? Le prince s'amusa, et l'on va juger du caractère tout de pre- mier mouvement de la duchesse, et du pouvoir infini que des idées vagues de départ adroitement jetées lui avaient laissé prendre. En reconduisant le prince qui lui adressait des mots fort aimables, il lui vint une idée singulière et qu'elle osa bien lui dire tout simplement, et comme une chose des plus ordinaires. — Si Votre Altesse Sérénissime voulait adresser à la princesse trois ou quatre de ces phrases charmantes qu'elle me prodigue, elle ferait mon bonheur bien plus sûrement qu'en me disant ici que je suis jolie. C'est que je ne voudrais pas pour tout au monde que la princesse pût voir de mauvais œil l'insigne marque de fa- veur dont Votre Altesse vient de m'honorer. Le prince la regarda fixement et répliqua d'un air sec : — Apparemment que je suis le maître d'aller où il me plaît. La duchesse rougit. — Je voulais seulement, reprit-elle à l'instant, ne pas exposer Son Altesse à faire une course inutile, car ce jeudi sera le dernier ; je vais aller passer quelques jours à Bologne où à Florence. Comme elle rentrait dans ses salons, tout le monde la croyait au comble de la faveur, et elle venait de hasarder ce que de mé- moire d'homme personne n'avait osé à Parme. Elle fit un signe au comte, qui quitta sa table de whist et la suivit dans un petit salon éclairé, mais solitaire. — Ce que vous aver fait est bien hardi, lui dit-il ; je ne vous LA CHARTREUSE DE PARME 120 l'aurais pas conseillé ; mais dans les cœurs bien épris, ajouta-t-il en riant, le bonheur augmente l'amour, et si vous partez demain matin, je vous suis demain soir. Je ne serai retardé que par cette cor\'ée du ministère des finances dont j'ai eu la sottise de me charger; mais en quatre heures de temps bien employées on peut faire la remise de bien des caisses. Rentrons, chère amie, et fai- sons de la fatuité ministérielle en toute liberté, et sans nulle re- tenue; c'est peut-être la dernière représentation que nous don- nons en cette ville. S'il se croit bravé, l'homme est capable de tout; il appellera cela faire un exemple. Quand ce monde sera parti, nous aviserons aux moyens de vous barricader pour cette nuit; le mieux serait peut-être de partir sans délai pour votre maison de Sacca, près du Pô, qui a l'avantage de n'être qu'à une demi-heure de distance des Etats autrichiens. L'amour et l'amour-propre de la duchesse eurent un moment délicieux; elle regarda le comte, et ses yeux se mouillèrent de larmes. Un ministre si puissant, environné de cette foule de courtisans qui l'accablaient d'hommages égaux à ceux qu'ils adressaient au prince lui-même, tout quitter pour elle et avec cette aisance ! En rentrant dans les salons, elle était folle de joie. Tout le monde se prosternait devant elle. Comme le bonheur change la duchesse ! disaient de toutes parts les courtisans, c'est à ne pas la reconnaître. Enfin cette âme romaine et au-dessus de tout daigne pourtant apprécier la faveur exorbitante dont elle vient d'être l'objet de la part du souverain ! Vers la fin de la soirée, le comte vint à elle : — Il faut que je vous dise des nouvelles. Aussitôt les personnes qui se trouvaient auprès de la duchesse s'éloignèrent. — Le prince, en rentrant au palais, continua le comte, s'est fait annoncer chez sa femme. Jugez de la surprise ! Je viens vous rentre compte, lui a-t-il dit, d'une soirée fort aimable, en vérité, que j'ai passée chez la Sanseverina. C'est elle qui m'a prié de vous faire le détail de la façon dont elle a arrangé ce vieux palais enfumé. Alors le prince, après s'être assis, s'est mis à faire la description de chacun de vos salons. Il a passé plus de vingt-cinq minutes chez sa femme qui pleu- rait de joie ; malgré son esprit, elle n'a pu trouver un mot pour soutenir la conversation sur le ton léger que Son Altesse voulait bien lui donner. Ce prince n'était point un méchant homme, quoi qu'en puis- sent dire les libéraux d'Italie. A la vérité il avait fait jeter dans les prisons un assez bon nombre d'entre eux, mais c'était par peur, et il répétait quelquefois, comme pour se consoler de cer- tains souvenirs : Il vaut mieux tuer le diable que si le diable nous 121 LA CnUR tue. Le lendemain de la soirée dont nous venons de parler, il était tout joyeux, il avait fait deux belles actions : aller au jeudi et parler à sa femme. A dîner il lui adressa la parole ; en un mot ce jeudi de M^^ Sanseverina amena une révolution d'intérieur dont tout Parme retentit; la Raversi fut consternée, et la du- chesse eut double joie : elle avait pu être utile à son amant et l'avait trouvé plus épris que jamais. Tout cela à cause d'une idée bien imprudente qui m'est venue I disait-elle au comte. Je serais plus libre sans doute à Rome ou à Naples, mais y trouverais-je un jeu aussi attachant ? Non, en vérité, mon cher comte, et vous faites mon bonheur.i/ ^(^IP , ^ ^" VII C'EST de petits détails de cour aussi insignifiants que celui que nous venons de raconter qu'il faudrait rempUr l'histoire des quatre années qui suivirent. Chaque printemps, la marquise ve- nait avec ses filles passer deux mois au palais Sanseverina ou à la terre de Sacca, aux bords du Pô; il y avait des moments bien doux, et l'on parlait de Fabrice; mais le comte ne voulut jamais lui permettre une seule visite à Parme. La duchesse et le ministre eurent bien à réparer quelques étourderies, mais en général Fa- brice suivait assez sagement la ligne de conduite qu'on lui avait indiquée : un grand seigneur qui étudie la théologie et qui ne compte point absolument sur sa vertu pour faire son avance- ment. A Naples, il s'était pris d'un goût très vif pour l'étude de l'antiquité, il faisait des fouilles; cette passion avait presque remplacé celle des chevaux. Il avait vendu ses chevaux anglais pour continuer des fouilles à Misène, où il avait trouvé un buste de Tibère, jeune encore, qui avait pris rang parmi les plus beaux restes de l'antiquité. La découverte de ce buste fut presque le plaisir le plus vif qu'il eût rencontré à Naples. Il avait l'âme trop haute pour chercher à imiter les autres jeunes gens, et, par exemple, pour vouloir jouer avec un certain sérieux le rôle d'amoureux. Sans doute il ne manquait point de maîtresses, mais elles n'étaient pour lui d'aucune conséquence, et, malgré son âge, on pouvait dire de lui qu'il ne connaissait point l'amour : il n'en était que plus aimé. Rien ne l'empêchait d'agir avec le plus beau sang-froid, car pour lui une femme jeune et johe était tou- jours l'égale d'une autre femme jeune et jolie; seulement la dernière connue lui semblait la plus piquante. Une des dames les plus admirées à Naples avait fait des folies en son honneur pendant la dernière année de son séjour, ce qui d'abord l'avait amusé et avait fini par l'excéder d'ennui, tellement qu'un des LA CHARTREUSE DE PARME I2i bonheurs de son départ fut d'être délivré des attentions de la chcLrmante duchesse d'A... Ce fut en 1821 qu'ayant subi passa- blement tous ses examens, son directeur d'études ou gouverneur eut une croix et un cadeau, et lui partit pour voir enfin cette ville de Parme à laquelle il songeait souvent. Il était monsigyiore, et il avait quatre chevaux à sa voiture ; à la poste avant Parme, il n'en prit que deux, et dans la ville fit arrêter devant l'église de Saint-Jean. Là se trouvait le riche tombeau de l'archevêque Ascagne del Dongo, son arrière-grand-oncle, l'auteur de la Généalogie latine. Il pria auprès du tombeau, puis arriva à pied ■ au palais de la duchesse, qui ne l'attendait que quelques jours plus tard. Elle avait grand monde dans son salon ; bientôt on la laissa seule. — Eh bien, es-tu contente de moi ? lui dit- il en se jetant dans ses bras ; grâce à toi, j'ai passé quatre années assez heureuses à Naples, au lieu de m'ennuyer à Novare avec ma maîtresse autorisée par la police. La duchesse ne revenait pas de son étonnement, elle ne l'eût pas reconnu à le voir passer dans la rue ; elle le trouvait ce qu'il était en effet, l'un des plus jolis hommes de l'Italie ; il avait surtout une physionomie charmante. Elle l'avait envoyé à Naples avec la tournure d'un hardi casse-cou ; la cravache qu'il portait toujours alors semblait faire partie inhérente de son être : maintenant il avait l'air le plus noble et le plus mesuré devant les étrangers, et dans le particulier elle lui trouvait tout le feu de sa première jeunesse. C'était un diamant qui n'avait rien perdu à être poli. Il n'y avait pas une heure que Fabrice était arrivé, lorsque le comte Mosca survint ; il arriva un peu trop tôt. Le jeune homme lui parla en si bons termes de la croix de Parme accordée à son gouverneur, et il exprima sa vive re- connaissance pour d'autres bienfaits, dont il n'osait parler d'une façon aussi claire, avec une mesure si parfaite que du premier coup d'œil le ministre le jugea convenablement. Ce neveu, dit-il tout bcLS à la duchesse, est fait pour orner toutes les dignités auxquelles vous voudrez l'élever par la suite. Tout allait à merveille jusque-là, mais quand le ministre, fort content de Fabrice, et jusque-là attentif uniquement à ses faits et gestes, regarda la duchesse, il lui trouva des yeux singuliers. Ce jeune homme fait ici une étrange impression, se dit-il. Cette réflexion fut amère ; le comte avait atteint la cinquantaine, c'est un mot bien cruel et dont peut-être un homme éperdument amoureux peut seul sentir tout le retentissement. Il était fort bon, fort digne d'être aimé, à ses sévérités près comme ministre. Mais à ses yeux ce mot cruel la cinquantaine jetait du noir sur toute sa vie et eût été capable de le faire cruel pour son propre compte. Depuis cinq années qu'il avait décidé la duchesse à venir à 123 LA COUR Parme, elle avait souvent excité sa jalousie, surtout dans les premiers temps, mais jamais elle ne lui avait donné de sujet de plainte réel. Il croyait même, et il avait raison, que c'était dans le dessein de mieux s'assurer de son cœur que la duchesse avait eu recours à ces apparences de distinction en faveur de quelques jeunes beaux de la cour. Il était sûr, par exemple, qu'elle avait refusé les hommages du prince, qui même, à cette occasion, avait dit un mot instructif. — Mais si j ' acceptais les hommages de Votre Altesse , lui disait la duchesse en riant, de quel front oser reparaître devant le comte ? — Je serais presque aussi décontenancé que vous. Le cher comte ! mon ami ! Mais c'est un embarras bien facile à tourner et auquel j'ai songé : le comte serait mis à la citadelle pour le reste de ses jours. Au moment de l'arrivée de Fabrice, la duchesse fut tellement transportée de bonheur qu'elle ne songea pas du tout aux idées que ses yeux pourraient donner au comte. L'effet fut profond et les soupçons sans remède. Fabrice fut reçu par le prince deux heures après son arrivée ; la duchesse, prévoyant le bon effet que cette audience im- promptue devait produire dans le public, la sollicitait depuis deux mois : cette faveur mettait Fabrice hors de pair dès le pre- mier instant, le prétexte avait été qu'U ne faisait que passer à Parme pour aller voir sa mère en Piémont. Au moment où un petit billet charmant de la duchesse vint dire au prince que Fabrice attendait ses ordres, Son Altesse s'ennuyait. Je vais voir, se dit-elle, un petit saint bien niais, une mine plate ou sournoise. Le commandant de la place avait déjà rendu compte de la première visite au tombeau de l'oncle archevêque. Le prince vit entrer un grand jeune homme que, sans ses bas vio- lets, il eût pris pour quelque jeune officier. Cette petite surprise chassa l'ennui : voilà un gaillard, se dit-il, pour lequel on va me demander Dieu sait quelles faveurs, toutes celles dont je puis disposer. Il arrive, il doit être ému : je m'en vais faire de la politique jacobine ; nous verrons un peu comment il répondra. Après les premiers mots gracieux de la part du prince : — Eh hien, monsignore.dit-û à Fabrice, les peuples de Naples sont-ils heureux ? Le roi est-il aimé ? — Altesse Sérénissime, répondit Fabrice sans hésiter un instant, j'admirais, en passant dans la rue, l'excellente tenue des soldats des divers régiments de S. M. le roi ; la bonne compagnie est respectueuse envers ses maîtres comme elle doit l'être ; mais j'avouerai que de la vie je n'ai souffert que les gens des basses classes me parlassent d'autre chose que du travail pour lequel je les paie. LA CHARTREUSE DE PARME 124 — Peste ! dit le prince, quel sacre ! voici un oiseau bien st>'lé, c'est l'esprit de la Sanseverina. Piqué au jeu, le prince employa beaucoup d'adresse à faire parler Fabrice sur ce sujet si sca- breux. Le jeune homme, animé par le danger, eut le bonheur de trouver des réponses admirables : c'est presque de l'insolence que d'afficher de l'amour pour son roi, disait-il, c'est de l'obéis- sance aveugle qu'on lui doit. A la vue de tant de prudence, le prince eut presque de l'humeur; il paraît que voici un homme d'esprit qui nous arrive de Naples, et je n'aime pas cette en- geance; un homme d'esprit a beau marcher dans les meilleurs principes et même de bonne foi, toujours par quelque côté il est cousin germain de Voltaire et de Rousseau. Le prince se trouvait comme bravé par les manières si conve- nables et les réponses tellement inattaquables du jeune échappé de collège; ce qu'il avait prévu n'arrivait point : en un clin d'œil il prit le ton de la bonhomie, et, remontant, en quelques mots, jusqu'aux grands principes des sociétés et du gouver- nement, il débita, en les adaptant à la circonstance, quelques phrases de Fénelon, qu'on lui avait fait apprendre par cœur dès l'enfance pour les audiences publiques. — Ces principes vous étonnent, jeune homme, dit-il à Fa- brice (il l'avait appelé monsignore au commencement de l'au- dience, et il comptait lui donner du monsignore en le congédiant, mais, dans le courant de la conversation, il trouvait plus adroit, plus favorable aux tournures pathétiques, de l'interpeller par un petit nom d'amitié); ces principes vous étonnent, jeune homme, j'avoue qu'ils ne ressemblent guère aux tartines d'abso- lutisme (ce fut le mot) que l'on peut lire tous les jours dans mon journal officiel... Mais, grand Dieu ! qu'est-ce que je vais vous citer là ? ces écrivains du journal sont pour vous bien inconnus, — Je demande pardon à Votre Altesse Sérénissime; non seu- lement je lis le journal de Parme, qui me semble assez bien écrit, mais encore je tiens, avec lui, que tout ce qui a été fait depuis la mort de Louis XIV, en 1715, est à la fois un crime et une sottise. Le plus grand intérêt de l'homme, c'est son salut; il ne peut pas y avoir deux façons devoir à ce sujet, et ce bonheur-là* doit durer une éternité. Les mots liberté, justice, bonheur du plus grand nombre, sont infâmes et criminels : ils donnent aux esprits l'habitude de la discussion et de la méfiance. Une chambre des députés se défie de ce que ces gens-là appellent le ministère. Cette fatale habitude de la méfiance une fois con- tractée, la faiblesse humaine l'applique à tout, l'homme arrive à se méfier de la Bible, des ordres de l'Église, de la tradition, etc. ; dès lors il est perdu. Quand bien même, ce qui est horriblement faux et criminel à dire, cette méfiance envers l'autorité des princes établis de Dieu donnerait le bonheur pendant les vingt 123 UNE PREMIERE AUDIENCE ou trente années de vie que chacun de nous peut prétendre, qu'est-ce qu'un demi-siècle ou un siècle tout entier comparé à une éternité de supplices ? On voyait, à l'air dont Fabrice parlait, qu'il cherchait à arranger ses idées de façon à les faire saisir le plus facilement possible par son auditeur, il était clair qu'il ne récitait pas une leçon. Bientôt le prince ne se soucia plus de lutter avec ce jeune homme, dont les manières simples et graves le gênaient. Adieu, monsignore, lui dit-il brusquement, je vois qu'on donne une excellente éducation dans l'académie ecclésiastique de Naples, et il est tout simple que quand ces bons préceptes tombent sur un esprit aussi distingué, on obtienne des résultats brillants. Adieu. Et il lui tourna le dos. Je n'ai point plu à cet animal-là, se dit Fabrice. Maintenant il nous reste à voir, dit le prince dès qu'il fut seul, si ce beau jeune homme est susceptible de passion pour quelque chose ; en ce cas il serait complet... Peut-on répéter avec plus d'esprit les leçons de la tante ? Il me semblait l'en- tendre parler ; s'il y avait une révolution chez moi, ce serait elle qui rédigerait le Moniteur, comme jadis la San-Felice à Naples ! Mais la San-Felice, malgré ses vingt-cinq ans et sa beauté, fut un peu pendue ! Avis aux femmes de trop d'esprit. En croyant Fabrice l'élève de sa tante, le prince se trompait : les gens d'es- prit qui naissent sur le trône ou à côté perdent bientôt toute finesse de tact ; ils proscrivent, autour d'eux, la liberté de con- versation, qui leur paraît grossièreté ; ils ne veulent voir que des masques et prétendent juger de la beauté du teint ; le plaisant, c'est qu'ils se croient beaucoup de tact. Dans ce cas-ci, par exemple, Fabrice croyait à peu près tout ce que nous lui avons entendu dire ; il est vrai qu'il ne songeait pais deux fois par mois à tous ces grands principes. Il avait des goûts vifs, il avait de l'esprit, mais il avait la foi. Le goût de la liberté, la mode et le culte du bonheur du plus grand nombre, dont le dix-neuvième siècle s'est entiché, n'é- taient à ses yeux qu'une hérésie qui passera comme les autres, mais après avoir tué beaucoup d'âmes, comme la peste tandis qu'elle règne dans une contrée tue beaucoup de corps. Et mal- gré tout cela Fabrice lisait avec délices les journaux français et faisait même des imprudences pour s'en procurer. Comme Fabrice revenait tout ébouriffé de son audience au palais, et racontait à sa tante les diverses attaques du prince : — Il faut, lui dit-elle, que tu ailles tout présentement chez le père Landriani, notre excellent archevêque ; vas-y à pied, monte doucement l'escalier, fais peu de bruit dans les antichambres ; LA CHARTREUSE DE PARME 126 si l'on te fait attendre, tant mieux, mille fois tant mieux ! en «n mot, sois apostolique ; — J'entends, dit Fabrice, notre homme est un Tartufe. — Pas le moins du monde, c'est la vertu même. — Même après ce qu'il a fait, reprit Fabrice étonné, lors du supplice du comte Palanza ? — Oui, mon ami, après ce qu'il a fait : le père de notre archevêque était un commis au ministère des finances, un petit bourgeois, voilà qui explique tout. Monseigneur Landriani est un homme d'un esprit vif, étendu, profond ; il est sincère, il aime la vertu : je suis convaincue que si un empereur Décius revenait au monde, il subirait le martyre comme le Polyeuctc de l'opéra qu'on nous donnait la semaine passée. Voilà le beau côté de la médaille, voici le revers : dès qu'il est en présence du souverain, ou seulement du premier ministre, il est ébloui de tant de grandeur, il se trouble, il rougit ; il lui est matérielle- ment impossible de dire non. De là les choses qu'il a faites, et qui lui ont valu cette cruelle réputation dans toute l'Italie ; mais ce qu'on ne sait pas, c'est que, lorsque l'opinion publique vint l'éclairer sur le procès du comte Palanza, il s'imposa pour pénitence de vivre au pain et à l'eau pendant treize semaines, autant de semaines qu'il y a de lettres dans les noms Davide Palanza. Nous avons à cette cour un coquin d'infiniment d'es- prit, nommé Rassi. grand juge ou fiscal général, qui, lors de la mort du comte Palanza, ensorcela le père Landriani. A l'époque tle la pénitence des treize semaines, le comte Mosca, par pitié et un peu par malice, l'invitait à dîner une et même deux fois par semaine : le bon archevêque, pour faire sa cour, dînait comme tout le monde ; il eût cru qu'il y avait rébellion et jaco- binisme à afficher une pénitence pour une action approuvée du souverain. Mais l'on savait que, pour chaque dîner où son devoir de fidèle sujet l'avait obligé à manger comme tout le monde, il s'imposait une pénitence de deux journées de nourriture au pain et à l'eau. Monseigneur Landriani, esprit supérieur, savant du premier ordre, n'a qu'un faible, il veut être aimé : ainsi attendris-toi en le regardant, et, à la troisième visite, aime-le tout à fait. Cela, joint à ta naissance, te fera adorer tout de suite. Ne mar- que pa5 de surprise s'il te reconduit jusque sur l'escalier, aie l'air d'être accoutumé à ces façons : c'est un homme né à genoux devant la noblesse. Du reste, sois simple, apostolique, pas d'es- prit, pas de brillant, pas de repartie prompte ; si tu ne l'efEa- rouches point, il se plaira avec toi ; songe qu'il faut que de son propre mouvement il te fzisse son grand vicaire. Le comte et moi nous serons surpris et même fâchés de ce trop rapide avan- cement ; cela est essentiel vis-à-vis du souverain. 127 L'ARCHE VEQUE Fabrice courut à l'archevêché : par un bonheur singulier, le valet de chambre du bon prélat, un peu sourd, n'entendit pas le nom del Dongo ; il annonça un jeune prêtre, nommé Fabrice ; l'archevêque se trouvait avec un curé de mœurs peu exem- plaires, et qu'il avait fait venir pour le gronder. Il était en train de faire une réprimande, chose très pénible pour lui, et ne voulait pas avoir ce chagrin sur le cœur plus longtemps ; il fit donc attendre trois quarts d'heure le petit-neveu du grand archevêque Ascanio del Dongo. Comment peindre ses excuses et son désespoir quand, après avoir reconduit le curé jusqu'à la dernière antichambre, et lors- qu'il demandait, en repassant, à cet homme qui attendait en quoi il pouvait le servir, il aperçut les bas violets et entendit le nom Fabrice del Dongo ? La chose parut si plaisante à notre héros que, dès cette première visite, il hasarda de baiser la main du saint prélat, dans un transport de tendresse. Il fallait entendre l'archevêque répéter avec désespoir : Un del Dongo attendre dans mon antichambre ! Il se crut obligé, en forme d'excuse, de lui raconter toute l'anecdote du curé, ses torts, ses réponses, etc. Est-il bien possible, se disait Fabrice en revenant au palais Sanseverina, que ce soit là l'homme qui a fait hâter le supplice de ce pauvre comte Palanza ! — Que pense Votre Excellence ? lui dit en riant le comte Mosca en le voyant rentrer chez la duchesse (le comte ne voulait pas que Fabrice l'appelât Excellence). — Je tombe des nues, je ne connais rien au caractère des hommes : j'aurais parié, si je n'avais pas su son nom, que celui- ci ne peut voir saigner un poulet. — Et vous auriez gagné, reprit le comte ; mais quand il est devant le prince, ou seulement devant moi, il ne peut dire non. A la vérité, pour que je produise tout mon effet, il faut que j'aie le grand cordon jaune passé par-dessus l'habit ; en frac il me contredirait, aussi je prends toujours un uniforme pour le rece- voir. Ce n'est pas à nous à détruire le prestige du pouvoir, les journaux français le démolissent bien a^sez vite ; à peine si la manie respectante vivra autant que nous, et vous, mon neveu, vous survivrez au respect. Vous, vous serez bon homme ! Fabrice se plaisait fort dans la société du comte : c'était le premier homme supérieur qui eût daigné lui parler sans comé- die ; d'ailleurs ils avaient un goût commun, celui des antiquités et des fouilles. Le comte, de son côté, était flatté de l'extrême attention avec laquelle le jeune homme l'écoutait ; mais il y avait une objection capitale : Fabrice occupait un appartement dans le palais Sanseverina, passait sa vie avec la duchesse, laissait voir en toute innocence que cette intimité faisait son LA CHARTREUSE DE PARME 128 bonheur, et Fabrice avait des yeux, un teint d'une fraîcheur désespérante. De longue main, Ranuce-Ernest IV, qui trouvait rarement des cruelles, était piqué de ce que la vertu de la duchesse, bien connue à la cour, n'avait pas fait une exception en sa faveur. Nous l'avons vu, l'esprit et la présence d'esprit de Fabrice l'a- vaient choqué dès le premier jour. Il prit mal l'extrême amitié que sa tante et lui se montraient à l'étourdie ; il prêta l'oreille avec une extrême attention aux propos de ses courtisans, qui furent infinis. L'arrivée de ce jeune homme et l'audience si extraordinaire qu'il avait obtenue firent pendant un mois la nouvelle et l'étonnement de la cour ; sur quoi le prince eut une idée. Il avait dans sa garde un simple soldat qui supportait le vin d'une admirable façon ; cet homme passait sa vie au cabaret et rendait compte de l'esprit du militaire directement au souverain. Carlone manquait d'éducation, sans quoi depuis longtemps il eût obtenu de l'avancement. Or sa consigne était de se trouver dans le palais tous les jours quand midi sonnait à la grande horloge. Le prince alla lui-même un peu avant midi disposer d'une certaine façon la persienne d'un entresol tenant à la pièce où Son Altesse s'habillait. Il retourna dans cet entresol un peu après que midi eut sonné, il y trouva le soldat ; le prince avait dans sa poche une feuille de papier et une écritoire, il dicta au soldat le billet que voici : i' Votre Excellence a beaucoup d'esprit, sans doute, et c'est » grâce à sa profonde sagacité que nous voyons cet Etat si bien » gouverné. Mais, mon cher comte, de si grands succès ne mar- r. chent point sans un peu d'envie, et je crains fort qu'on ne rie i un peu à vos dépens, si votre sagacité ne devine pas qu'un » certain beau jeune homme a eu le bonheur d'inspirer, mal- » gré lui peut-être, un amour des plus singuliers. Cet heureux » mortel n'a, dit-on, que vingt-trois ans, et, cher comte, co qui ï complique la question, c'est que vous et moi nous avons beau- ï coup plus que le double de cet âge. Le soir, à une certaine » distance, le comte est charmant, sémillant, homme d'esprit, » aimable au possible ; mais le matin, dans l'intimité, à bien » prendre les choses, le nouveau venu a peut-être plus d'agré- » ments. Or, nous autres femmes, nous faisons grand cas de » cette fraîcheur de la jeunesse, surtout quand nous avons passé » la trentaine. Ne parle-t-on pas déjà de fixer cet aimable ado- » Icscent à notre cour par quelque belle place ? Et quelle est » donc la personne qui en parle le plus souvent à Votre Excel- i lence ? » Le prince prit la lettre et donna deux écus au soldat. — Ceci outre vos appointements, lui dit-il d'un air morne ; 129 UNE LETTllE le silence absolu envers tout le monde, ou bien la plus humide des basses fosses à la citadelle. Le prince avait dans son bureau une collection d'enveloppes avec les adresses de la plupart des gens de sa cour, de la main de ce même soldat qui passait pour ne pas savoir écrire, et n'écrivait jamais même ses rapports de police : le prince choisit celle qu'il fallait. Quelques heures plus tard, le comte Mosca reçut une lettre par la poste; on avait calculé l'heure où elle pourrait arriver, et au moment où le facteur, qu'on avait vu entrer tenant une petite lettre à la main, sortit du palais du ministère, Mosca fut appelé chez Son Altesse. Jamais le favori n'avait paru dominé par une plus noire tristesse : pour en jouir plus à l'aise, le prince lui cria en le voyant : — J'ai besoin de me délasser en jasant au hasard avec l'ami et non pas de travailler avec le ministre. Je jouis ce soir d'un mal à la tête fou, et de plus il me vient des idées noires. Faut-il parler de l'humeur abominable qui agitait le premier ministre, comte Mosca de la Rovére, à l'instant où il lui fut permis de quitter son auguste maître ? Ranuce-Ernest IV était parfaitement habile dans l'art de torturer un cœur, et je pour- rais faire ici sans trop d'injustice la comparaison du tigre qui aime à jouer avec sa proie. Le comte se fit reconduire chez lui au galop; il cria en passant qu'on ne laissât monter âme qui vive, fit dire à l'auditeur de service qu'il lui rendait la liberté (savoir un être humain à portée de sa voix lui était odieux) et courut s'enfermer dans la grande galerie de tableaux. Là enfin il put se livrer à toute sa fureur; là il passa la soirée sans lumière à se promener au hasard comme un homme hors de lui. Il cherchait à imposer silence à son cœur, pour concentrer toute la force de son attention dans la discussion du parti à prendre. Plongé dans des angoisses qui eussent fait pitié à son plus cruel ennemi, il se disait : L'homme que j'abhorre loge chez la duchesse, passe tous ses moments avec elle. Dois-je tenter de faire parler une de ses femmes ? Rien de plus dangereux ; elle est si bonne ! elle les paie bien ! elle en est adorée ! (Et de qui, grand Dieu, n'est-elle pas adorée ?) Voici la question, reprenait-il avec rage : Faut-il laisser deviner la jalousie qui me dévore ou ne pas en parler ? Si je me tais, on ne se cachera point de moi. Je connais Gina, c'est une femme de tout premier mouvement; sa conduite est imprévue même pour elle; si elle v^eut se tracer un rôle d'avance, elle s'embrouille; toujours, au moment de l'action, il lui vient une nouvelle idée qu'elle suit avec transport comme étant ce qu'il y a de mieux au monde, et qui gâte tout. LA CHARTKEUSB DK PARM8 — I. 9 LA CHARTREUSE DE PARME 1 JO Ne disant mot de mon martyre, on ne se cache point de moi et je vois tout ce qui peut se passer... Oui, mais en parlant, je fais naître d'autres circonstances ; je fais faire des reflexions ; je préviens beaucoup de ces choses horribles qui peuvent arriver... Peut-être on l'éloigné (le comte respira), alors j'ai presque partie gagnée ; quand même on aurait un peu d'humeur dans le moment, je la calmerai... et cette humeur, quoi de plus naturel ?... elle l'aime comme un fils depuis quinze ans. Là gît tout mon espoir : comme un fils... mais elle a cessé de le voir depuis sa fuite pour Waterloo ; mais en revenant de Naples, surtout pour elle, c'est un autre homme. Un autre homme ! répéta-t-il avec rage, et cet homme est char- mant ; il a surtout cet air naïf et tendre et cet œil souriant qui promettent tant de bonheur ! Et ces yeux-là la duchesse ne doit pas être accoutumée à les trouver à notre cour !... Ils y sont remplacés par le regard morne ou sardonique. Moi-même, pour- suivi par les affaires, ne régnant que par mon influence sur un homme qui voudrait me tourner en ridicule, quels regards dois-je avoir souvent? Ah! quelques soins que je prenne, c'est surtout mon regard qui doit être vieux en moi ! Ma gaieté n'est-elle pas toujours voisine de l'ironie?... Je dirai plus, ici il faut être sin- cère, ma gaieté ne laisse-t-elle pas entrevoir, comme chose toute proche, le pouvoir absolu... et la méchanceté? Est-ce que quel- quefois je ne me dis pas à moi-même, surtout quand on m'irrite : Je puis ce que je veux ? et même j'ajoute une sottise : Je dois être plus heureux qu'un autre, puisque je possède ce que les autres n'ont pas : le pouvoir souverain dans les trois quarts des choses... Eh bien, soyons justes ! l'habitude de cette pensée doit gâter mon sourire,... doit me donner un air d'égoïsme... content... Et, comme son sourire à lui est charmant ! il respire le bonheur fa- cile de la première jeunesse, et il le fait naître. Par malheur pour le comte, ce soir-là le temps était chaud, étouffé, annonçant la tempête ; de ces temps, en un mot, qui, dans ces pays-là, portent aux résolutions extrêmes. Comment rapporter tous les raisonnements, toutes les façons de voir ce qui lui arrivait, qui, durant trois mortelles heures, mirent à la torture cet homme passionné ? Enfin le parti de la prudence l'emporta, uniquement par suite de cette réflexion : Je suis fou, probablement ; en croyant raisonner, je ne raisonne pas, je me retourne seulement pour chercher une position moins cruelle, je passe sans la voir à côté de quelque raison décisive. Puisque je suis aveuglé par l'excessive douleur, suivons cette règle, ap- prouvée de tous les gens sages, qu'on appelle prudence. D'ailleurs, une fois que j'ai prononcé le mot fatal jalousie, mon rôle est tracé à tout jamais. Au contraire, ne disant rien aujourd'hui, je puis parler demain, je reste maître de tout. La 131 UNE SOIRÉE crise était trop forte, le comte serait devenu fou, si elle eût duré. Il fut soulagé pour quelques instants, son attention vint à s'ar- rêter sur la lettre anonyme. De quelle part pouvait-elle venir ? Il y eut là une recherche de noms, et un jugement à propos de chacun d'eux, qui fit diversion. A la fin, le comte se rappela un éclair de malice qui avait jailli de l'œil du souverain, quand il en était venu à dire, vers la fin de l'audience : Oui, cher ami, conve- nons-en, les plaisirs et les soins de l'ambition la plus heureuse, même du pouvoir sans bornes, ne sont rien auprès du bonheur intime que donnent les relations de tendresse et d'amour. Je suis homme avant d'être prince, et, quand j'ai le bonheur d'aimer, ma maîtresse s'adresse à l'homme et non au prince. Le comte rapprocha ce moment de bonheur malin de cette phrase de la lettre : C'est grâce à votre profonde sagacité que nous voyons cet Etat si bien goiiverné. Cette phrase est du prince! s'écria-t-il, chez un courtisan elle serait d'une imprudence gratuite ; la lettre vient de Son Altesse. Ce problème résolu, la petite joie causée par le plaisir de de- viner fut bientôt effacée par la cruelle apparition des grâces charmantes de Fabrice, qui revint de nouveau. Ce fut comme un poids énorme qui retomba sur le cœur du malheureux. Qu'im- porte de qui soit la lettre anonyme ! s'écria-t-il avec fureur, le fait qu'elle me dénonce en existe-t-il moins ? Ce caprice peut changer ma vie, dit-il, comme pour s'excuser d'être tellement fou. Au premier moment, si elle l'aime d'une certaine façon, elle part avec lui pour Belgirate, pour la Suisse, pour quelque coin du monde. Elle est riche, et d'ailleurs, dût-elle vivre avec quel- ques louis chaque année, que lui importe ? Ne m'avouait-elle pas, il n'y a pas huit jours, que son palais, si bien aiTangé, si magni- fique, l'ennuie ? Il faut du nouveau à cette âme si jeune ! Et avec quelle simplicité se présente cette félicité nouvelle ! Elle sera entraînée avant d'avoir songé au danger, avant d'avoir songé à me plaindre ! Et je suis pourtant si malheureux ! s'écria le comte en fondant en larmes. Il s'était juré de ne pas aller chez la duchesse ce soir-là, mais il n'y put tenir ; jamais ses yeux n'avaient eu une telle soif de la regarder. Sur le minuit il se présenta chez elle ; il la trouva seule avec son neveu ; à dix heures elle avait renvoyé tout le monde et fait fermer sa porte. A l'aspect de l'intimité tendre qui régnait entre ces deux êtres, et de la joie naïve de la duchesse, une affreuse difficulté s'éleva devant les yeux du comte, et à l'improviste ! il n'y avait pas songé durant la longue délibération dans la galerie de tableaux : comment cacher sa jalousie ? Ne sachant à quel prétexte avoir recours, il prétendit que ce soir-là il avait trouvé le prince excessivement prévenu contre LA CHARTREUSE DE PAHME 132 lui, contredisant toutes ses assertions, etc., etc. II eut la douleur de voir la duchesse l'écouter à peine et ne faire aucune attention à ces circonstances qui, l'avant-veille encore, l'auraient jetée dans des raisonnements infinis. Le comte regarda Fabrice : ja- mais cette belle figure lombarde ne lui avait paru si simple et si noble ! Fabrice faisait plus d'attention que la duchesse aux em- barras qu'il racontait. Réellement, se dit-il, cette tête joint l'extrême bonté à l'ex- pression d'une certaine joie naïve et tendre qui est irrésistible. Elle semble dire : il n'y a que l'amour et le bonheur qu'il donne qui soient choses sérieuses en ce monde. Et pourtant arrive-t-on à quelque détail où l'esprit soit nécessaire, son regard se réveille et vous étonne, et l'on reste confondu. Tout est simple à ses yeux, parce que tout est vu de haut. Grand Dieu ! comment combattre un tel ennemi ? Et après tout, qu'est-ce que la vie sans l'amour de Gina ? Avec quel ravisse- ment elle semble écouter les charmantes saillies de cet esprit si jeune, et qui, pour une femme, doit sembler unique au monde ! Une idée atroce saisit le comte comme une crampe : le poi- gnarder là devant elle, et me tuer après ? Il fit un tour dans la chambre se soutenant à peine sur ses jambes, mais la main serrée convulsivement autour du manche de son poignard. Aucun des deux ne faisait attention à ce qu'il pouvait faire. Il dit qu'il allait donner un ordre à son laquais, on ne l'entendit même pas ; la duchesse riait tendrement d'un mot que Fabrice venait de lui adresser. Le comte s'approcha d'une lampe dans le premier salon et regarda si la pointe de son poi- gnard était bien effilée. Il faut être gracieux et de manières par- faites envers ce jeune homme, se disait-il en revenant et se rap- prochant d'eux. Il devenait fou ; il lui sembla qu'en se penchant ils se don- naient des baisers, là, sous ses yeux. Cela est impossible en ma présence, se dit- il; ma raison s'égare. Il faut se calmer : si j'ai des manières rudes, la duchesse est capable, par simple pique de vanité, de le suivre à Belgirate ; et là, ou pendant le voyage, le hasard peut amener un mot qui donnera un nom à ce qu'ils sentent l'un pour l'autre ; et après, en un instant, toutes les conséquences. La solitude rendra ce mot décisif, et d'ailleurs, une fois la du- chesse loin de moi, que devenir ? et si, après beaucoup de diffi- cultés surmontées du côté du prince, je vais montrer ma figure vieille et soucieuse à Belgirate, quel rôle jouerai-je au milieu de ces gens fous de bonheur ? Ici même que suis- je autre chose que le terzo incomodo (cette belle langue italienne est toute faite pour l'amour) ! Terzo inco- inodo{un tiers présent qui incommode) ! Quelle douleur pour un 133 LA CHÉKIXA homme d'esprit de sentir qu'on joue ce rôle exécrable et de ne pouvoir prendre sur soi de se lever et de s'en aller ! Le comte allait éclater ou du moins trahir sa douleur par la décomposition de ses traits. Comme en faisant des tours dans le salon il se trouvait près de la porte, il prit la fuite en criant d'un air bon et intime : Adieu, vous autres ! Il faut éviter le sang, se dit-il . Le lendemain de cette horrible soirée, après une nuit passée tantôt à se détailler les avantages de Fabrice, tantôt dans les affreux transports de la plus cruelle jalousie, le comte eut l'idée de faire appeler un jeune valet de chambre à lui ; cet homme faisait la cour à une jeune fille nommée Chékina, l'une des fem- mes de chambre de la duchesse et sa favorite. Par bonheur, ce jeune domestique était fort rangé dans sa conduite, avare même, et il désirait une place de concierge dans un des établis- sements publics de Parme. Le comte ordonna à cet homme de faire venir à l'instant Chékina, sa maîtresse. L'homme obéit, et une heure plus tard le comte parut à l'improviste dans la cham- bre où cette fille se trouvait avec son prétendu. Le comte les effraya tous deux par la quantité d'or qu'il leur donna, puis il adressa ce peu de mots à la tremblante Chékina, en la regardant entre les deux yeux. — La duchesse fait-elle l'amour avec monsignore ? — Non, dit cette fille en prenant sa résolution, après un mo- ment de silence,... non, pas encore, mais il baise souvent les mains de madame, en riant il est vrai, mais avec transport. Ce témoignage fut complété par cent réponses à autant de questions furibondes du comte ; sa passion inquiète fit bien ga- gner à ces pauvres gens l'argent qu'il leur avait jeté : il finit par croire à ce qu'on lui disait, et fut moins malheureux. — Si ja- mais la duchesse se doute de cet entretien, dit-il à Chékina, j'en- verrai votre prétendu passer vingt ans à la forteresse, et vous ne le reverrez qu'en cheveux blancs. Quelques jours se passèrent pendant lesquels Fabrice à son tour perdit toute sa gaieté. — Je t'assure, disait-il à la duchesse, que le comte Mosca a de l'antipathie pour moi. — Tant pis pour Son Excellence, répondait-elle avec une sorte d'humeur. Ce n'était point là le véritable sujet d'inquiétude qui avait fait disparaître la gaieté de Fabrice. La position où le hasard me place n'est pas tenable, se disait-il. Je suis bien sûr qu'elle ne parlera jamais, elle aurait horreur d'un mot trop significatif comme d'un inceste. Mais si un soir, après une journée impru- dente et folle, elle vient à faire l'examen de sa conscience, si elle croit que j'ai pu deviner le goût qu'elle semble prendre pour moi, LA CHARTREUSE DE PARME 13i quel rôle jouerai-je à ses yeux ? exactement le casto Gniseppe (proverbe italien, allusion au rôle ridicule de Joseph avec la femme de l'eunuque Putiphar). Faire entendre par une belle confidence que je ne suis pas susceptible d'amour sérieux ? je n'ai pas assez de tenue dans l'esprit pour énoncer ce fait de façon à ce qu'il ne ressemble pas comme deux gouttes d'eaviàunc impertinence. Ilnemereste que la ressource d'une grande passion laissée à Naples ; en ce cas, y retourner pour vingt-quatre heures : ce parti est sage, mais c'est bien de la peine ? Resterait un petit amour de bas étage à Parme, ce qui peut déplaire ; mais tout est préférable au rôle affreux de l'homme qui ne veut pas deviner. Ce dernier parti pourrait, il est vrai, compromettre mon avenir ; il faudrait, à force de prudence, et en achetant la discrétion, diminuer le danger. Ce qu'il y avait de cruel au milieu de toutes ces pensées, c'est que réellement Fabrice aimait la duchesse de bien loin plus qu'aucun être au monde. Il faut être bien maladroit, se disait-il avec colère, pour tant redouter de ne pouvoir persuader ce qui est si vrai ! Manquant d'habileté pour se tirer de cette position, il devint sombre et chagrin. Que serait-il de moi, grand Dieu ! si je me brouillais avec le seul être au monde pour qui j'aie un attachement passionné ? D'un autre côté Fabrice ne pouvait se résoudre à gâter un bonheur si délicieux par un mot indiscret. Sa position était si remplie de charmes ! L'amitié intime d'une femme si aimable et si jolie était si douce ! Sous les rapports plus vulgaires de la vie, sa protection lui faisait une position si agréable à cette cour, dont les grandes intrigues, grâce à elle qui les lui expliquait, l'amusaient comme une comé- die ! Mais au premier moment je puis être réveillé par un coup de foudre ! se disait-il. Ces soirées si gaies, si tendres, passées presque en tête à tête avec une femme si piquante, si elles con- duisent à quelque chose de mieux, elle croira trouver en moi un amant ; elle me demandera des transports, de la folie, et je n'aurai toujours à lui offrir que l'amitié la plus vive, mais sans amour ; la nature m'a privé de cette sorte de folie sublime. Que de reproches n'ai- je pas eus à essuyer à cet égard ! Je crois en- tendre la duchesse d'A. . ., et je me moquais de la duchesse ! Elle croira que je manque d'amour pour elle, tandis que c'est l'amour qui manque en moi ; jamais elle ne voudra me compren- dre. Souvent à la suite d'une anecdote sur la cour contée par elle avec cette grâce, cette folie qu'elle seule au monde possède, et d'ailleurs nécessaire à mon instruction, je lui baise lés mains et quelquefois la joue. Que devenir si cette main presse la mienne d'une certaine façon ? Fabrice paraissait chaque jour dans les maisons les plus con- sidérées et les moins gaies de Panne. Dirigé par les conseils 13o ^ L'ACTRICE habiles de la duchess?, il faisait une cour savante aux deux princes, père et fils, à la princesse Clara-Paolina et à monseigneur l'archevêque. Il avait des succès, mais qui ne le consolaient point de la peur mortelle de se brouiller avec la duchesse. VIII AINSI moins d'un mois seulement après son arrivée à la cour, Fabrice avait tous les chagrins d'un courtisan, et l'amitié in- time qui faisait le bonheur de sa vie était empoisonnée. Un soir, tourmenté par ces idées, il sortit de ce salon de la duchesse où il avait trop l'air d'un amant régnant ; errant au hasard dans la ville, il passa devant le théâtre qu'il vit éclairé ; il entra. C'était une imprudence gratuite chez un homme de sa robe et qu'il s'était bien promis d'éviter à Parme, qui, après tout, n'est qu'une petite ville de quarante mille habitants. Il est vrai que dès les premiers jours il s'était affranchi de son costume ofÊciel ; le soir, quand il n'allait pas dans le très grand monde, il était simplement vêtu de noir comme un homme en deuil. Au théâtre il prit une loge de troisième rang pour n'être pas vu ; l'on donnait la Jetme Hôtesse, de Goldoni. Il regardait l'ar- chitecture de la salle : à peine tournait-il les yeux vers la scène. IMais le public nombreux éclatait de rire à chaque instant ; Fabrice jeta les yeux sur la jeune actrice qui faisait le rôle de l'hôtesse, il la trouva drôle. Il regarda avec plus d'attention, elle lui sembla tout à fait gentille et surtout remplie de naturel : c'était une jeune fille naïve qui riait la première des jolies choses que Goldoni mettait dans sa bouche, et qu'elle avait l'air tout étonnée de prononcer. Il demanda comment elle s'appelait, on lui dit : Marietta Valserra. Ah ! pensa-t-il, elle a pris mon nom, c'est singulier. IMalgré ses projets, il ne quitta le théâtre qu'à la fin de la pièce. Le lendemain il revint ; trois jours après il savait l'adresse de la Marietta ValseiTa. Le soir même du jour où il s'était procuré cette adresse avec assez de peine, il remarqua que le comte lui faisait une mine charmante. Le pauvre amant jaloux, qui avait toutes les peines du monde à se tenir dans les bornes de la prudence, avait mis des espions à la suite du jeune homme, et son équipée du théâtre lui plaisait. Comment peindre la joie du comte lorsque le len- demain du jour où il avait pu prendre sur lui d'être aimable avec Fabrice, il apprit que celui-ci, à la vérité à demi-déguisé par une longue redingote bleue, avait monté jusqu'au misérable LA CHARTREUSE DE PARME 136 appartement que la Marietta Valscrra occupait au quatrième étage d'une vieille maison derrière le théâtre ? Sa joie redoubla lorsqu'il sut que Fabrice s'était présenté sous un faux nom et avait eu l'honneur d'exciter la jalousie d'un mauvais garnement nommé Giletti, lequel à la ville jouait les troisièmes rôles de valet et dans les villages dansait sur la corde. Ce noble amant de la Marietta se répandait en injures contre Fabrice et disait qu'il voulait le tuer. Les troupes d'opéra sont formées par un imprésario qui en- gage de côté et d'autre les sujets qu'il peut payer ou qu'il trouve libres, et la troupe amassée au hasard reste ensemble une saison ou deux tout au plus. Il n'en est pas de même des compagnies comiques ; tout en courant de ville en ville et changeant de rési- dence tous les deux ou trois mois, elle n'en forme pas moins comme une famille dont tous les membres s'aiment ou se haïssent. Il y a dans ces compagnies des ménages établis que les beaux des villes où la troupe va jouer trouvent quelquefois beaucoup de difficultés à désunir. C'est précisément ce qui arri- vait à notre héros : la petite Marietta l'aimait assez, mais elle avait une peur horrible du Giletti qui prétendait être son maître unique et la surveillait de près. Il protestait partout qu'il tuerait le monsignore, car il avait suivi Fabrice et était parvenu à découvrir son nom. Ce Giletti était bien l'être le plus laid et le moins fait pour l'amour : démesurément grand, il était horri- blement maigre, fort marqué de la petite vérole, et un peu louche. Du reste, plein des grâces de son métier, il entrait ordi- nairement dans les coulisses où ses camarades étaient réunis en faisant la roue sur les pieds ou sur les mains, ou quelque autre tour gentil. Il triomphait dans les rôles où l'acteur doit paraître la figure blanchie avec de la farine, et recevoir ou donner un nombre infini de coups de bâton. Ce digne rival de Fabrice avait trente-deux francs d'appointements par mois et se trouvait fort riche. Il sembla au comte Mosca revenir des portes du tombeau, quand ses observateurs lui donnèrent la certitude de tous ces détails. L'esprit aimable reparut ; il sembla plus gai et de meil- leure compagnie que jamais dans le salon de la duchesse, et se garda bien de rien lui dire de la petite aventure qui le rendait à la vie. Il prit même des précautions pour qu'elle fût informée de tout ce qui se passait le plus tard possible. Enfin il eut le courage d'écouter la raison qui lui criait en vain depuis un mois que toutes les fois que le mérite d'un amant pâlit, cet amant doit voyager. Une affaire importante l'appela à Bologne, et deux fois par jour des courriers du cabinet lui apportaient bien moins les papiers officiels de ses bureaux que des nouvelles des amours de 137 ARLEQUIN SQUELETTE la petite Marietta, de la colère du terrible Giletti et des entre- prises de Fabrice. Un des agents du comte demanda plusieurs fois Arlequin squelette et pâté, l'un des triomphes ds Giletti (il sort du pâté au moment où son rival Brighella l'entame et le bâtonne) ; ce fut un prétexte pour lui faire passer cent francs. Giletti, criblé de dettes, se garda bien de parler de cette bonne aubaine, mais devint d'une fierté étonnante. La fantaisie de Fabrice se changea en pique d'amour-propre (à son âge les soucis l'avaient déjà réduit à avoir des fantai- sies) ! La vanité le conduisait au spectacle ; la petite fille jouait fort gaiement et l'amusait ; au sortir du théâtre il était amou- reux pour une heure. Le comte revint à Parme sur la nouvelle que Fabrice courait des dangers réels ; le Giletti, qui avait été dragon dans le beau régiment des dragons Napoléon, parlait sérieusement de tuer Fabrice et prenait des mesures pour s'en- fuir ensuite en Romagne. Si le lecteur est très jeune, il se scan- dalisera de notre admiration pour ce beau trait de vertu. Ce ne fut pas cependant un petit effort d'héroïsme de la part du comte que celui de revenir de Bologne ; car enfin, souvent, le matin, il avait le teint fatigué, et Fabrice avait tant de fraîcheur, tant de sérénité ! Qui eût songé à lui faire un sujet de reproche de la mort de Fabrice, arrivée en son absence, et pour une si sotte cause ? Mais il avait une de ces âmes rares qui se font un remords éternel d'une action généreuse qu'elles pouvaient faire et qu'elles n'ont pas faite ; d'ailleurs il ne put supporter l'idée de voir la duchesse triste, et par sa faute. Il la trouva, à son arrivée, silencieuse et morne. Voici ce qui s'était passé : la petite femme de chambre, Chékina, tourmentée par les remords, et jugeant de l'importance de sa faute par l'énormité de la somme qu'elle avait reçue pour la commettre, était tombée malade. Un soir, la duchesse, qui l'aimait, monta jusqu'à sa chambre. La petite fille ne put résister à cette marque de bonté ; elle fondit en larmes, voulut remettre à sa maîtresse ce qu'elle possédait encore sur l'argent qu'elle avait reçu, et enfin eut le courage de lui avouer les questions faites par le comte et ses réponses. La duchesse courut vers la lampe qu'elle éteignit, puis dit à la petite Chékina qu'elle lui pardonnait, mais à condition qu'elle ne dirait jamais un mot de cette étrange scène à qui que ce fût. Le pauvre comte, ajouta-t-ellc d'un air léger, craint le ridicule ; tous les hommes sont ainsi. La duchesse se hâta de descendre chez elle. A peine enfermée dans sa chambre, elle fondit en larmes ; elle trouvait quelque chose d'horrible dans l'idée de faire l'amour avec ce Fabrice qu'elle avait vu naître ; et pourtant que voulait dire sa con- duite ? LA C H AUTRE USE DE PARME 13S Telle avait été la première cause do la noire mélancolie dans laquelle le comte la trouva plongée ; lui arrivé, elle eut des accès d'impatience contre lui et presque contre Fabrice ; elle eût voulu ne plus les revoir ni l'un ni l'autre ; elle était dépitée du rôle ridicule à ses yeux que Fabrice jouait auprès de la petite RIarictta ; car le comte lui avait tout dit en véritable amoureux incapable de garder un secret. Elle ne pouvait s'accoutumer à ce malheur : son idole avait un défaut ; enfin dans un moment de bonne amitié elle demanda conseil au comte ; ce fut pour celui-ci un instant délicieux et une belle récompense du mouve- ment honnête qui l'avait fait revenir à Parme. — Quoi de plus simple ! dit le comte en riant ; les jeunes gens veulent avoir toutes les femmes, puis le lendemain ils n'y pen- sent plus. Ne doit-il pas aller à Belgirate voir la marquise dcl Dongo ? Eh bien, qu'il parte. Pendant son absence je prierai la troupe comique de porter ailleurs ses talents, je paierai les frais de route ; mais bientôt nous le verrons amoureux de la première jolie femme que le hasard conduira sur ses pas : c'est dans l'ordre, et je ne voudrais pas le voir autrement... S'il est nécessaire, faites écrire par la marquise. Cette idée, donnée avec l'air d'une complète indifférence, fut un trait de lumière pour la duchesse ; elle avait peur de Giletti. Le soir, le comte annonça, comme par hasard, qu'il y avait un courrier qui, allant à Vienne, passait par Milan ; trois jours après Fabrice recevait une lettre de sa mère. Il partit fort piqué de n'avoir pu encore, grâce à la jalousie du Giletti, profiter des excellentes intentions dont la petite Marictta lui faisait porter l'assurance par une mamacia, vieille femme qui lui servait de mère. Fabrice trouva sa mère et une de ses sœurs à Belgirate, gros village piémontais, sur la rive droite du lac Majeur ; la rive gauche appartient au Milanais, et par conséquent à l'Autriche. Ce lac, parallèle au lac de Côme, et qui court aussi du nord au midi, est situé à une dizaine de lieues plus au couchant. L'air des montagnes, l'aspect majestueux et tranquille de ce lac superbe qui lui rappelait celui près duquel il avait passé son enfance, tout contribua à changer en douce mélancolie le cha- grin de Fabrice, voisin de la colère. C'était avec une tendresse infinie que le souvenir de la duchesse se présentait maintenant à lui ; il lui semblait que de loin il prenait pour elle cet amour qu'il n'avait jamais éprouvé pour aucune femme ; rien ne lui eût été plus pénible que d'en être à jamais séparé, et dans ces dispositions, si la duchesse eût daigné avoir recours à la moindre coquetterie, elle eût conquis ce cœur, par exemple, en lui oppo- sant un rival. Mais bien loin de prendre un parti aussi décisif, ce n'était pas sans se faire de vifs reproches qu'elle trouvait 139 LE LAC majeur: sa pensée toujours attachée aux pas du jeune voyageur. Elle se reprochait ce qu'elle appelait encore une fantaisie, comme si c'eût été une horreur ; elle redoubla d'attention et de prévenance pour le comte, qui, séduit par tant de grâces, n'écoutait pas la saine raison qui prescrivait un second voyage à Bologne. La marquise del Dongo, pressée par les noces de sa ûile aînée qu'elle mariait à un duc milanais, ne put donner que trois jours à son fils bien-aimé ; jamais elle n'avait trouvé en lui une aussi tendre amitié. Au milieu de la mélancolie qui s'emparait de plus en plus de l'âme de Fabrice, une idée bizarre et même ridicule s'était présentée et tout à coup s'était fait suivre. Oserons-nous dire qu'il voulait consulter l'abbé Blanès ? Cet excellent vieil- lard était parfaitement incapable de comprendre les chagrins d'un cœur tiraillé par des passions puériles et presque égales en force ; d'ailleurs il eût fallu huit jours pour lui faire entrevoir seulement tous les intérêts que Fabrice devait ménager à Parme ; mais en songeant à le consulter, Fabrice retrouvait la fraîcheur de ses sensations de seize ans. Le croira-t-on ? ce n'était pas simplement comme homme sage, comme ami parfaitement dé- voué, que Fabrice voulait lui parler ; l'objet de cette course et les sentiments qui agitèrent notre héros pendant les cinquante heures qu'elle dura sont tellement absurdes que, sans doute^ dans l'intérêt du récit, il eût mieux valu les supprimer. Je crains que la crédulité de Fabrice ne le prive de la sympathie du lec- teur ; mais enfin il était ainsi ; pourquoi le flatter lui plutôt qu'un autre ? Je n'ai point flatté le comte Mosca ni le prince. Fabrice donc, puisqu'il faut tout dire, Fabrice reconduisit sa mère jusqu'au port de Laveno, rive gauche du lac INIajeur, rive autrichienne où elle descendit vers les huit heures du soir. (Le lac est considéré comme un pays neutre, et l'on ne demande point de passeport à qui ne descend point à terre.) Mais à peine la nuit fut-elle venue qu'il se fit débarquer sur cette même rive autrichienne, au milieu d'un petit bois qui avance dans les flots. Il avait loué une sediola, sorte de tilbury champêtre et rapide, à l'aide duquel il put suivre, à cinq cents pas de distance, la voiture de sa mère; il était déguisé en domestique de la casa del Dongo, et aucun des nombreux employés de la police ou de la douane n'eut l'idée de lui demander son passeport. A un quart de lieue de Côme, où la marquise et sa fille devaient s'ar- rêter pour passer la nuit, il prit un sentier à gauche, qui, con- tournant le bourg de Vico, se réunit ensuite à un petit chemin récemment établi sur l'extrême bord du lac. Il était minuit, et Fabrice pouvait espérer de ne rencontrer aucun gendarme. Les arbres des bouquets de bois que le petit chemin traversait à chaque instant dessinaient le noir contour de leur feuillage sur un ciel étoile, mais voilé par une brume légère. Les eaux et le LA CHARTREUSE DE PAn}fE i40 ciel étaient d'une tranquillité profonde ; l'âme de Fabrice ne put résister à cette beauté sublime ; il s'arrêta, puis s'assit sur un rocher qui s'avançait dans le lac, formant comme un petit promontoire. Le silence universel n'était troublé, à intervalles égaux, que par la petite lame du lac qui venait expirer sur la grève. Fabrice avait un cœur italien ; j'en demande pardon pour lui : ce défaut qui le rendra moins aimable consistait surtout en ceci : il n'avait de vanité que par accès, et l'aspect seul de la beauté sublime le portait à l'attendrissement et ôtait à ses chagrins leur pointe âpre et dure. Assis sur son rocher isolé, n'ayant plus à se tenir en garde contre les agents de la police, protégé par la nuit profonde et le vaste silence, de douces larmes mouillèrent ses yeux, et il trouva là, à peu de frais, les moments les plus heureux qu'il eût goûtés depuis longtemps. Il résolut de ne jamais dire de mensonges à la duchesse, et c'est parce qu'il l'aimait à l'adoration en ce moment qu'il se jura de ne jamais lui dire qu'îV l'aimait ; jamais il ne prononce- rait auprès d'elle le mot d'amour, puisque la passion que l'on appelle ainsi était étrangère à son cœur. Dans l'enthousiasme de générosité et de vertu qui faisait sa félicité en ce moment, il prit la résolution de lui tout dire à la première occasion : son cœur n'avait jamais connu l'amour. Une fois ce parti courageux bien adopté, il se sentit comme délivré d'un poids énorme. Elle me dira peut-être quelques mots sur Marietta : eh bien, je ne reverrai jamais la petite Marietta, se répondait-il à lui-même avec gaieté. La chaleur accablante qui avait régné pendant la journée commençait à être tempérée par la brise du matin. Déjà l'aube dessinait par une faible lueur blanche les pics des Alpes qui s'élèvent au nord et à l'orient du lac de Côme. Leurs masses, blanchies par les neiges, même au mois de juin, se dessinent sur l'azur clair d'un ciel toujours pur à ces hauteurs immenses. Une branche des Alpes s'avançant au midi vers l'heureuse Italie sépare les versants du lac de Côme et ceux du lac de Garde. Fabrice suivait de l'œil toutes les branches de ces montagnes sublimes, l'aube en s'éclaircissant venait marquer les vallées qui les séparent, en éclairant la brume légère qui s'élevait du fond des gorges. Depuis quelques instants Fabrice s'était remis en marche ; il passa la colline qui forme la presqu'île de Durini, et enfin parut à ses yeux ce clocher du village de Grianta où si souvent il avait fait des observations d'étoiles avec l'abbé Blanès. Quelle n'était pas mon ignorance en ce temps-là ! Je ne pouvais comprendre, se disait-il, même le latin ridicule de ces traités d'astrologie que feuilletait mon maître, et je crois que je les respectais surtout parce que, n'y entendant que quelques mots par-ci par-là, mon 1 lu LE PRIVILÈGE imagination se chargeait de lui prêter un sens, et le plus roma- nesque possible. Peu à peu sa rêverie prit un autre cours. Y aurait-il quelque chose de réel dans cette science ? Pourquoi serait-elle différente des autres ? Un certain nombre d'imbéciles et de gens adroits conviennent entre eux qu'ils savent le mexicain, par exemple ; ils s'imposent en cette qualité à la société qui les respecte et aux gouvernements qui les paient. On les accable de faveurs précisément parce qu'ils n'ont point d'esprit, et que le pouvoir n'a pas à craindre qu'ils soulèvent les peuples et fassent du pathos à l'aide des sentiments généreux ! Par exemple le père Bari, auquel Ernest IV vient d'accorder quatre mille francs de pension et la croix de son ordre pour avoir restitué dix-neuf vers d'un dithyrambe grec ! Mais, grand Dieu ! ai-je bien le droit de trouver ces choses-là ridicules ? Est-ce bien à moi de me plaindre ? se dit-il tout à coup en s'arrêtant, est-ce que cette même croix ne vient pas d'être donnée à mon gouverneur à Naples ? Fabrice éprouva un sentiment de malaise profond ; le bel enthousiasme de vertu qui naguère venait de faire battre son cœur se changeait dans le vU plaisir d'avoir une bonne part dans un vol. Eh bien, se dit-il enfin avec les yeux éteints d'un homme mécontent de soi, puisque ma naissance me donne le droit de profiter de ces abus, il serait d'une insigne duperie à moi de n'en pas prendre ma part ; mais il ne faut point m'aviser de les maudire en public. Ces raisonnements ne manquaient pas de justesse ; mais Fabrice était bien tombé de cette élévation de bonheur sublime où il s'était trouvé transporté une heure auparavant. La pensée du privilège avait desséché cette plante toujours si délicate qu'on nomme le bonheur. S'il ne faut pas croire à l'astrologie, reprit -il en cherchant à s'étourdir; si cette science est, comme les trois quarts des sciences non mathématiques, une réunion de nigauds enthou- siastes et d'hypocrites adroits et payés par qui ils servent, d'où vient que je pense si souvent et avec émotion à cette circons- tance fatale ? Jadis je suis sorti de la prison de B. . . , mais avec l'habit et la feuille de route d'un soldat jeté en prison pour de justes causes. Le raisonnement de Fabrice ne put jamais pénétrer plus loin ; il tournait de cent façons autour de la difficulté sans parvenir à la surmonter. Il était trop jeune encore; dans ses moments de loisir, son âme s'occupait avec ravissement à goûter les sensa- tions produites par des circonstances romanesques que son imagination était toujours prête à lui fournir. Il était bien loin d'employer son temps à regarder avec patience les particularités réelles des choses pour ensuite deviner leurs causes. Le réel lui LA CHARTREUSE DE PARME 142 semblait encore plat et fangeux ; je conçois qu'on n'aime pas à le regarder, mais alors il ne faut pas en raisonner. Il ne faut pas surtout faire des objections avec les diverses pièces de son ignorance. C'est ainsi que, sans manquer d'esprit, Fabrice ne put par- venir à voir que sa demi-croyance dans les présages était pour lui une religion, une impression profonde reçue à son entrée dans la vie. Penser à cette croyance c'était sentir, c'était un bonheur. Et il s'obstinait à chercher comment ce pouvait être une science prouvée, réelle, dans le genre de la géométrie par exemple. Il recherchait avec ardeur, dans sa mémoire, toutes les circonstances où des présages observés par lui n'avaient pas été suivis de l'événement heureux ou malheureux qu'ils semblaient annoncer. Mais tout en croyant suivre un raisonnement et mar- cher à la vérité, son attention s'arrêtait avec bonheur sur le souvenir des cas où le présage avait été largement suivi par l'accident heureux ou malheureux qu'il lui semblait prédire, et son âme était frappée de respect et attendrie ; et il eût éprouvé une répugnance invincible pour l'être qui eût nié les présages, •et surtout s'il eût employé l'ironie. Fabrice marchait sans s'apercevoir des distances, et il en était là de ses raisonnements impuissants, lorsqu'en levant la tête U vit le mur du jardin de son père. Ce mur, qui soutenait une belle terrasse, s'élevait à plus de quarante pieds au-dessus du chemin, à droite. Un cordon de pierres de taille tout en haut, près de la balustrade, lui donnait un air monumental. Il n'est pas mal, se dit froidement Fabrice, cela est d'une bonne archi- tecture, presque dans le goût romain ; il appliquait ses nouvelles connaissances en antiquités. Puis il détourna la tête avec dégoût ; les sévérités de son père, et surtout la dénonciation de son frère Ascagne au retour de son voyage en France, lui revinrent à l'esprit. Cette dénonciation dénaturée a été l'origine de ma vie ac- tuelle; je puis la haïr, je puis la mépriser; mais enfin elle a changé ma destinée. Que devenais-je une fois relégué à Novare et n'étant presque que souffert chez l'homme d'affaires de mon père, si ma tante n'avait fait l'amour avec un ministre puis- sant ? si cette tante se fût trouvée n'avoir qu'une âme sèche et commune au lieu de cette âme tendre et passionnée et qui m'aime avec une sorte d'enthousiasme qui m'étonne ? où en serais-je maintenant si la duchesse avait eu l'âme de son frère le marquis del Dongo ? Accablé par ces souvenirs cruels, Fabrice ne marchait plus que d'un pas incertain; il parvint au bord du fossé précisément vis-à-vis la magnifique façade du château. Ce fut à peine s'il jeta un regard sur ce grand édifice noirci par le temps. Le noble 143 LE CHATEAU DE G RIANT A langage de l'architecture le trouva insensible ; le souvenir de son îrère et de son père fermait son âme à toute sensation de beauté, il n'était attentif qu'à se tenir sur ses gardes en présence d'en- nemis hypocrites et dangereux. Il regarda un instant, mais avec un dégoût marqué, la petite fenêtre de la chambre qu'il occu- pait avant 1815 au troisième étage. Le caractère de son père avait dépouillé de tout charme le souvenir de la première en- fance. Je n'y suis pas rentré, pensa-t-il, depuis le 7 mars à 8 heures du soir. J'en sortis pour aller prendre le passeport de Vasi, et le lendemain la crainte des espions me fit précipiter . mon départ. Quand je repassai après le voyage en France, je n'eus pas le temps d'y monter, même pour revoir mes gravures, et cela grâce à la dénonciation de mon frère. Fabrice détourna la tête avec horreur. L'abbé Blanès a plus de quatre-vingt-trois ans, se dit-il avec tristesse, il ne vient presque plus au château, à ce que m'a raconté ma sœur ; les infirmités de la vieillesse ont produit leur effet. Ce cœur si ferme et si noble est glacé par l'âge. Dieu sait depuis combien de temps il ne va plus à son clocher ! je me cacherai dans le cellier, sous les cuves ou sous le pressoir jusqu'au moment de son réveil ; je n'irai pas trou- bler le sommeil du bon vieillard ; probablement il aura oublié jusqu'à mes traits ; six ans font beaucoup à cet âge ! je ne trou- verai plus que le tombeau d'un ami ! Et c'est un véritable enfan- tillage, ajouta-t-il, d'être venu ici affronter le dégoût que me cause le château de mon père. Fabrice entrait alors sur la petite place de l'église; ce fut avec un étonnement allant jusqu'au déhre qu'il vit, au second étage de l'antique clocher, la fenêtre étroite et longue éclairée par la petite lanterne de l'abbé Blanès. L'abbé avait coutume de l'y déposer, en montant à la cage de planches qui formaient son ob- servatoire, afin que la clarté ne l'empêchât pas de lire sur son pla- nisphère. Cette carte du ciel était tendue sur un grand vase de terre cuite qui avait appartenu jadis à un oranger du château. Dans l'ouverture, au fond du vase, brûlait la plus exiguë des lampes, dont un petit tuyau de fer-blanc conduisait la fumée hors du vase, et l'ombre du tuyau marquait le nord sur la carte. Tous ces souvenirs de choses si simples inondèrent d'émotions l'âme de Fabrice et la remplirent de bonheur. Presque sans y songer, il fit avec l'aide de ses deux mains le petit sifflement bas et bref qui autrefois était le signal de son ad- mission. Aussitôt il entendit tirer à plusieurs reprises la corde qui, du haut de l'observatoire, ouvrait le loquet de la porte du clocher. Il .se précipita dans l'escalier, ému jusqu'au transport; il trouva l'abbé sur son fauteuil de bois à sa place accoutumée ; son œil était fixé sur la petite lunette d'un quart de cercle mural. De la main gauche, l'abbé lui fit signe de ne pas l'interrompre LA CEAnTREUSE DE PARME l'i'i dans son observation ; un instant après il écrivit un chiffre sur une carte à jouer, puis, se retournant sur son fauteuil, il ouvrit les bras à notre héros qui s'y précipita en fondant en larmes. L'abbé Blanès était son véritable père. — Je t'attendais, dit Blanès, après les premiers mots d'cpan- chement et de tendresse. L'abbé faisait-il son métier de savant t ou bien, comme il pensait souvent à Fabrice, quelque signe as- trologique lui avait-il par un pur hasard annoncé son retour ? — Voici ma mort qui arrive, dit l'abbé Blanès. — Comment! s'écria Fabrice tout ému. — Oui, reprit l'abbé d'un ton sérieux, mais point triste : cinq mois et demi ou six mois et demi après que je t'aurai revu, ma vie, ayant trouvé son complément de bonheur, s'éteindra Corne face al maiicar cicW alimenta (comme la petite lampe quand l'huile vient à manquer) . Avant le moment suprême je passerai probablement un ou deux mois sans parler, après quoi je serai reçu dans le sein de notre père ; si toutefois il trouve que j'ai rempli mon devoir dans le poste où il m'avait placé en sentinelle. Toi, tu es excédé de fatigue, ton émotion te dispose au sommeil. Depuis que je t'attends, je t'ai caché un pain et une bouteille d'eau-de-vie dans la grande caisse de mes instruments. Donne ces soutiens à ta vie, et tâche de prendre assez de forces pour m'écouter encore quelques instants. Il est en mon pouvoir de te dire plusieurs choses avant que la nuit soit tout à fait remplacée par le jour ; maintenant je les vois beaucoup plus distinctement que peut-être je ne les verrai demain. Car, mon enfant, nous som- mes toujours faibles, et il faut toujours faire entrer cette faiblesse en ligne de compte. Demain peut-être le vieil homme, l'homme terrestre sera occupé en moi des préparatifs de ma mort, et de- main soir, à neuf heures, il faut que tu me quittes. Fabrice lui ayant obéi en silence comme c'était sa coutume ? — Donc, il est vrai, reprit le vieillard, que lorsque tu as essayé de voir Waterloo, tu n'as trouvé d'abord qu'une prison ? — Oui, mon père, répliqua Fabrice étonné. — Eh bien, ce fut un rare bonheur, car, averti par ma voix, ton âme peut se préparer à une autre prison bien autiement dure, bien plus terrible ! Probablement tu n'en sortiras que par un crime ; mais, grâce au ciel, ce crime ne sera pas commis par toi. Ne tombe jamais dans le crime, avec quelque violence que tu sois tenté ; je crois voir qu'il sera question de tuer un innocent, qui sans le savoir usurpe tes droits ; si tu résistes à la violente tenta- tion qui semblera justifiée par les lois de l'honneur, ta vie sera très heureuse aux yeux des hommes,... et raisonnablement heu- 145 L'ABBÉ BLANt ce sont de ces choses qu'on assoupit avec deux cents louis et » une absence de six mois; mais la Raversi veut renverser le » comte Mosca à l'aide de cet incident. Ce n'est point l'affreux pé- » ché du meurtre que le public blâme en vous, c'est uniquement ï la maladresse ou plutôt l'insolence de ne pas avoir daigné recou- 183 LE PROCÈS « rira un bulo (sorte de fier-à-bras subalterne). Je vous traduis ici .( en termes clairs les discours qui m'environnent, car depuis ce « malheur à jamais déplorable je me rends tous les jours dans « trois maisons des plus considérables de la ville pour avoir l'oc- « casion de vous justifier. Et jamais je n'ai cru faire un plus saint « usage du peu d'éloquence que le ciel a daigné m 'accorder. » Les écailles tombaient des yeux de Fabrice; les nombreuses lettres de la duchesse, remplies de transports d'amitié, ne dai- gnaient jamais raconter. La duchesse lui jurait de quitter Parme à jamais si bientôt il n'y rentrait triomphant. Le comte fera pour toi, lui disait-elle dans la lettre qui accompagnait celle de l'archevêque, tout ce qui est humainement possible. Quant à moi, tu as changé mon caractère avec cette belle équipée; je suis maintenant aussi avare que le banquier Tombone; j'ai renvoyé tous mes ouvriers; j'ai fait plus, j'ai dicté au comte l'inventaire de ma fortune, qui s'est trouvée bien moins considérable que je ne le pensais. Après la mort de l'excellent comte Pietranera, que, par parenthèse, tu aurais bien plutôt dû venger, au lieu de t'ex- poser contre un être de l'espèce de Giletti, je restai avec douze cents livres de rente et cinq mille francs de dettes; je me sou- viens, entre autres choses, que j'avais deux douzaines et demie de souliers de satin blanc venant de Paris, et une seule paire de souliers pour marcher dans la rue. Je suis presque décidée à pren- dre les trois cent mille francs que me laisse le duc et que je vou- lais employer en entier à lui élever un tombeau magnifique. Au reste, c'est la marquise Raversi qui est ta principale ennemie, c'est-à-dire la mienne ; si tu t'ennuies à Bologne, tu n'as qu'à dire un mot, j'irai te rejoindre. Voici quatre nouvelles lettres de change, etc., etc. La duchesse ne disait mot à Fabrice de l'opinion qu'on avait à Parme sur son affaire ; elle voulait avant tout le consoler, et dans tous les cas, la mort d'un être ridicule tel que Giletti ne lui sem- blait pas de nature à être reprochée sérieusement à un del Dongo. Combien de Giletti nos ancêtres n'ont-ils pas envoyés dans l'au- tre monde, disait-elle au comte, sans que personne se soit mis en tête de leur en faire un reproche ! Fabrice tout étonné, et qui entrevoyait pour la première fois le véritable état des choses, se mit à étudier la lettre de l'arche- vêque. Par malheur l'archevêque lui-même le croyait plus au fait qu'il ne l'était réellement. Fabrice comprit que ce qui faisait surtout le triomphe de la marquise Raversi, c'est qu'il était im- possible de trouver des témoins de visu de ce fatal combat. Le valet de chambre qui le premier en avait apporté la nouvelle à Parme était à l'auberge du village de Sanguigna lorsqu'il avait eu lieu ; la petite Marietta et la vieille femme qui lui servait de mère avaient disparu, et la marquise avait acheté le vetiurino LA CHARTREUSE DE PAIUIE 184 qui conduisait la voiture et qui faisait maintenant une déposition abominable. « Quoique la procédure soit environnée du plus Il profond mystère, écrivait le bon archevêque avec son style » cicéronien, et dirigé par le fiscal général Rassi, dont la seule » charité chrétienne peut m'empêchcr de dire du mal, mais qui » a fait sa fortune en s' acharnant après les malheureux accusés » comme le chien de chasse après le lièvre ; quoique le Rassi, » dis-je. dont votre imagination ne saurait s'exagérer la turpi- » tude et la vénalité, ait été chargé de la direction du procès par I) un prince irrité, j'ai pu lire les trois dépositions du vetiurino. Par » un insigne bonheur, ce malheureux se contredit. Et j'ajouterai, » parce que je parle à mon vicaire général, à celui qui, après moi, » doit avoir la direction de ce diocèse, que j 'ai mandé le curé de la » paroisse qu'habite ce pécheur égaré. Je vous dirai, mon très » cher fils, mais sous le secret de la confession, que ce curé con- » nait déjà, par la femme du vetturino, le nombre d'écus qu'il a » reçus de la marquise Raversi ; je n'oserai dire que la marquise s a exigé de lui de vous calomnier, mais le fait est probable. Les » écus ont été remis par un malheureux prêtre qui remplit des » fonctions peu relevées auprès de cette marquise, et auquel j'ai » été obligé d'interdire la messe pour la seconde fois. Je ne vous » fatiguerai point du récit de plusieurs autres démarches que vous D deviez attendre de moi, et qui d'ailleurs rentrent dans mon de- » voir. Un chanoine, votre collègue à la cathédrale, et qui d'ail- » leurs se souvient un peu trop quelquefois de l'influence que lui » donnent les biens de sa famille, dont, par la permission divine, » il est resté le seul héritier, s'étant permis de dire chez M. le comte v Zurla, ministre de l'intérieur, qu'il regardait cette bagatelle » comme prouvée contre vous (il parlait de l'assassinat du mal- » heureux Giletti), je l'ai fait appeler devant moi, et là, en pré- > sence de mes trois autres vicaires généraux, de mon aumônier » et de deux curés qui se trouvaient dans la salle d'attente, je l'ai » prié de nous communiquer, à nous ses frères, les éléments de la ■ conviction complète qu'il disait avoir acquise contre un de ses » collègues à la cathédrale ; le malheureux n'a pu articuler que » des raisons peu concluantes ; tout le monde s'est élevé contre » lui, et, quoique je n'aie cru devoir ajouter que bien peu de pa- » rôles, il a fondu en larmes et nous a rendus témoins du plein » aveu de son erreur complète, sur quoi je lui ai promis le secret » en mon nom et en celui de toutes les personnes qui avaient as- » sisté à cette conférence, sous la condition toutefois qu'il met- » trait tout son zèle à rectifier les fausses impressions qu'avaient » pu causer les discours par lui proférés depuis quinze jours. » Je ne vous répéterai point, mon cher fils, ce que vous devez ■ savoir depuis longtemps, c'est-à-dire que des trente-quatre » paysans employés à la fouille entreprise par le comte Mosca, 18o L'ARCHEVEQUE: » et que la Raversi prétend soldés par vous pour vous aider dans » un crime, trente-deux étaient au fond de leur fossé, tout occu- » pés de leurs travaux, lorsque vous vous saisîtes du couteau de » chasse et l'employâtes à défendre votre vie contre l'homme » qui vous attaquait ainsi à l'improviste. Deux d'entre eux, qui » étaient hors du fossé, crièrent aux autres : On assassine mon- » seigneur ! Ce cri seul montre votre innocence dans tout son » éclat. Eh bien, le fiscal général Rassi prétend que ces deux » hommes ont disparu ; bien plus, on a retrouvé huit des hommes » qui étaient au fond du fossé ; dans leur premier interrogatoire, » six ont déclaré avoir entendu le cri on assassine monseigneur ! » Je sais, par voies indirectes, que, dans leur cinquième interro- » gatoire, qui a eu lieu hier au soir, cinq ont déclaré qu'ils ne se » souvenaient pas bien s'ils avaient entendu directement ce cri » ou si seulement il leur avait été raconté par quelqu'un de leurs » camarades. Des ordres sont donnés pour que l'on me fasse » connaître la demeure de ces ouvriers terrassiers, et leurs curés » leur feront comprendre qu'ils se damnent si, pour gagner quel- » ques écus, ils se laissent aller à altérer la vérité. » Le bon archevêque entrait dans des détails infinis, comme on peut en juger par ceux que nous venons de rapporter. Puis il ajoutait en se servant de la langue latine : « Cette affaire n'est rien moins qu'une tentative de change- » ment de ministère. Si vous êtes condamné, ce ne peut être » qu'aux galères ou à la mort, auquel cas j'interviendrais en dé- » clarant, du haut de ma chaire archiépiscopale, que je sais que » vous êtes innocent, que vous avez tout simplement défendu » votre vie contre un brigand, et qu'enfin je vous ai défendu de » revenir à Parme tant que vos ennemis y triompheront ; je me » propose même de stigmatiser, comme il le mérite, le fiscal gé- » néral : la haine contre cet homme est aussi commune que l'es- » time pour son caractère est rare. Mais enfin, la veille du jour » où ce fiscal prononcera cet arrêt si injuste, la duchesse Sanse- » verina quittera la ville et peut-être même les Etats de' Parme : » dans ce cas l'on ne fait aucun doute que le comte ne donne sa M démission. Alors, très probablement, le général Fabio Conti » arrive au ministère, et la marquise Raversi triomphe. Le grand » mal de votre affaire, c'est qu'aucun homme entendu n'est » chargé en chef des démarches nécessaires pour mettre au jour » votre innocence et déjouer les tentatives faites pour suborner » des témoins. Le comte croit remplir ce rôle ; mais il est trop » grand seigneur pour descendre à de certains détails ; de plus, » en sa qualité de ministre de la police, il a dû donner, dans le » premier moment, les ordres les plus sévères contre vous. Enfin, ) oserai-je le dire ? notre souverain seigneur vous croit coupable, » ou du moins simule cette croyance et apporte quelque aigreur 7,1 CHAllTIŒUSE DE PARME 1S3 i> dans cette affaire. » (Les mots correspondant à notre souverain seigneur et à simule cette croyance étaient en grec, et Fabrice sut un grO infini à l'archevêque d'avoir osé les écrire. Il coupa avec un canif cette ligne de sa lettre et la détruisit sur-le-champ.) Fabrice s'interrompit vingt fois en lisant cette lettre ; il était agité des transports de la plus vive reconnaissance : il répondit à l'instant par une lettre de huit pages. Souvent il fut obligé de relever la tête pour que ses larmes ne tombassent pas sur son pa- l)ier. Le lendemain, au moment de cacheter cette lettre, il en trouva le ton trop mondain. Je vais l'écrire en latin, se dit-il, elle en paraîtra plus convenable au digne archevêque. Mais en cher- chant à construire de belles phrases latines bien longues, bien imitées de Cicéron, il se rappela qu'un jour l'archevêque, lui par- lant de Napoléon, affectait de l'appeler Buonaparte ; à l'instant disparut toute l'émotion qui la veille le touchait jusqu'aux lar- mes. O roi d'Italie ! s'écria-t-il, cette fidélité que tant d'autres t'ont jurée de ton vivant, je te la garderai après ta mort. Il m'aime, sans doute, mais parce que je suis un del Dongo et lui le fils d'un bourgeois. Pour que sa belle lettre en italien ne fût pas perdue, Fabrice y fit quelques changements nécessaires et l'adressa au comte Mosca. Ce jour-là même, Fabrice rencontra dans la rue la petite Ma- rietta ; elle devint rouge de bonheur et lui fit signe de la suivre sans l'aborder. Elle gagna rapidement un portique désert ; là, elle avança encore la dentelle noire qui, suivant la mode du pays, lui couvrait la tête, de façon à ce qu'elle ne pût être reconnue ; puis, se retournant vivement : — Comment se fait-il, dit-elle à Fabrice, que vous mar- chiez ainsi librement dans la rue ? Fabrice lui raconta son histoire. — Grand Dieu ! vous avez été à Ferrare ! Moi qui vous y ai tant cherché ! Vous saurez que je me suis brouillée avec la vieille femme, parce qu'elle voulait me conduire à Venise, où je savais bien que vous n'iriez jamais, puisque vous êtes sur la liste noire de l'Autriche. J'ai vendu mon collier d'or pour venir à Bologne, un pressentiment m'annonçait le bonheur que j'ai de vous y ren- contrer ; la vieille femme est arrivée deux jours après moi. Ainsi, je ne vous engagerai point à venir chez nous, elle vous ferait encore de ces vilaines demandes d'argent qui me font tant de honte. Nous avons vécu fort convenablement depuis le jour fatal que vous savez, et nous n'avons pas dépensé le quart de ce que vous lui donnâtes. Je ne voudrais pas aller vous voir à l'auberge du Pelegrino, ce serait une publicité. Tâchez de louer une petite chambre dans une rue déserte, et à VAve Maria (la tombée de la nuit) je me trouverai ici, sous ce môme portique. Ces mots dits, elle prit la fuite. 1S7 MARIErTA XIII TOUTES les idées sérieuses furent oubliées à l'apparition im- prévue de cette aimable personne. Fabrice se mit à vivre à Bo- logne dans une joie et une sécurité profondes. Gîtte disposition naïve à se trouver heureux de tout ce qui remplissait sa vie per- çait dans les lettres qu'il adressait à la duchesse ; ce fut au point qu'elle en prit de l'humeur. A peine si Fabrice le remarqua ; seu- lement il écrivit en signes abrégés sur le cadran de sa montre : Quand j'écris à la D. ne jamais dire quand j'étais prélat, quand j'étais homme d'église ; cela la fâche. Il avait acheté deux petits chevaux dont il était fort content : il les attelait à une calèche de louage toutes les fois que la petite Marietta voulait aller voir quelqu'un de ces sites ravissants des environs de Bologne ; pres- que tous les soirs il la conduisait à la Chute du Reno. Au retour, il s'arrêtait chez l'aimable Crescentini, qui se croyait un peu le père de la Marietta. Ma foi, si c'est là la vie de café qui me semblait si ridicule pour un homme de quelque valeur, j'ai eu tort de la repousser, se disait Fabrice. Il oubliait qu'il n'allait jamais au café que pour lire le Constitutionnel, et que, parfaitement inconnu à tout le monde de Bologne, les jouissances de la vanité n'entraient pour rien dans sa félicité présente. Quand il n'était pas avec la petite Marietta, on le voyait à l'Observatoire, oii il suivait un cours d'astronomie ; le professeur l'avait pris en grande amitié, et Fa- brice lui prêtait ses chevaux le dimanche pour aller briller avec sa femme au Corso de la Montagnola. Il avait en exécration de faire le malheur d'un être quelconque, si peu estimable qu'il fût. La Marietta ne voulait pas absolument qu'U vît la vieille femme ; mais un jour qu'elle était à l'église, il monta chez la mammacia, qui rougit de colère en le voyant en- trer. C'est le cas de faire le del Dongo, se dit Fabrice. — Combien la Marietta gagnc-t-elle par mois quand elle est engagée ? s'écria-t-il de l'air dont un jeune homme qui se res- pecte entre à Paris au balcon des Bouffes. — Cinquante écus. — Vous mentez comme toujours ; dites la vérité, ou, par Dieu ! vous n'aurez pas un centime ! — Eh bien, elle gagnait vingt-deux écus dans notre compa- gnie à Parme, quand nous avons eu le malheur de vous connaî- tre; moi, je gagnais douze écus, et nous donnions à Giletti, notre protecteur, chacune le tiers de ce qui nous revenait. Sur quoi, tous les mois à peu près, Giletti faisait un cadeau à la Marietta ; ce cadeau pouvait bien valoir deux écus. LA CIIAllTREUSE DE PARME ISS Vous mentez encore ; vous, vous ne receviez que quatre écus. Mais, si vous êtes bonne avec la Marietta, je vous engage comme si j'étais un imprésario ; tous les mois vous recevrez douze écus pour vous et vingt-deux pour elle ; mais si je lui vois les yeux rouges je fais banqueroute. — Vous faites le fier, eh bien, votre belle générosité nous ruine, répondit la vieille femme d'un ton furieux ; nous perdons Vavviawento (l'achalandage). Quand nous aurons l'énorme mal- heur d'être privées de la protection de Votre Excellence, nous ne serons plus connues d'aucune troupe, toutes seront au grand complet ; nous ne trouverons pas d'engagement, et par vous nous mourrons de faim. — Va-t-en au diable, dit Fabrice en s'en allant. — Je n'irai pas au diable, vilain impie ! mais tout simple- ment au bureau de la police, qui saura de moi que vous êtes un monsignore qui a jeté le froc aux orties, et que vous ne vous app'^- lez pas plus Joseph Bossi que moi. Fabrice avait déjà descendu quelques marches de l'escalier, il revint. — D'abord la police sait mieux que toi quel peut être mon vrai nom ; mais si tu t'avises de me dénoncer, si tu as cette in- famie, lui dit-il d'un grand sérieux, Ludovic te parlera, et ce n'est pas six coups de couteau que recevra ta vieiïïe carcasse, mais deux douzaines, et tu seras pour six mois à l'hôpital, et sans tabac. La vieille femme pâlit et se précipita sur la main de Fabrice, qu'elle voulut baiser. — J'accepte avec reconnaissance le sort que vous nous faites, à la Marietta et à moi. Vous avez l'air si bon que je vous prenais pour un niais ; et, pensez-y bien, d'autres que moi pourront commettre la même erreur ; je vous conseille d'avoir habituelle- ment l'air plus grand seigneur. Puis elle ajouta avec une impu- dence admirable : Vous réfléchirez à ce bon conseil, et. comme l'hiver n'est pas bien éloigné, vous nous ferez cadeau, à la Ma- rietta et à moi, de deux bons habits de cette belle étoffe anglaise que vend le gros marchand qui est sur la place Saint- Pétrone. L'amour de la jolie Marietta offrait à Fabrice tous les charmes de l'amitié la plus douce, ce qui le faisait songer au bonheur du même genre qu'il aurait pu trouver auprès de la duchesse. Mais n'est-ce point une chose bien plaisante, se disait-il quel- quefois, que j e ne sois pas susceptible de cette préoccupation exclu- sive et passionnée qu'ils appellent de l'amour ? Parmi les liaisons que le hasard m'a données à Novare ou â Naples, ai-je jamais rencontré de femme dont la présence, même dans les premiers jours, fût pour moi préférable à une promenade sur un joli cheval inconnu ? Ce qu'on appelle amour, ajoutait-il, serait-ce donc encore un mensonge ? J'aime sans doute, comme j'ai bon appétit 189 LA DUCHESSE à six heures ! Serait-ce cette propension quelque peu vulgaire dont ces menteurs auraient fait l'amour d'Othello, l'amour de Tancrède ? ou bien faut-il croire que je suis organisé autrement que les autres hommes ? Mon âme manquerait d'une passion, pourquoi cela ? ce serait une singulière destinée ! A Naples, surtout dans les derniers temps, Fabrice avait ren- contré des femmes qui, fières de leur rang, de leur beauté et de la position qu'occupaient dans le monde les adorateurs qu'elles lui avaient sacrifiés, avaient prétendu le mener. A la vue de ce projet, Fabrice avait rompu de la façon la plus scandaleuse et la plus prompte. Or, se disait-il, si je me laisse jamais transporter par le plaisir, sans doute très vif, d'être bien avec cette jolie femme qu'on appelle la duchesse Sanseverina, je suis exactement comme ce Français étourdi qui tua un jour la poule aux œufs d'or. C'est à la duchesse que je dois le seul bonheur que j'aie ja- mais éprouvé par les sentiments tendres : mon amitié pour elle est ma vie, et d'ailleurs, sans elle, que suis-je ? un pauvre exilé réduit à vivoter péniblement dans un château délabré des envi- rons de Novare. Je me souviens que, durant les grandes pluies d'automne, j'étais obligé, le soir, crainte d'accident, d'ajuster un parapluie sous le ciel de mon lit. Je montais les chevaux de l'homme d'affaires, qui voulait bien le souffrir par respect pour mon sang bleu (pour ma haute puissance), mais il commençait à trouver mon séjour un peu long ; mon père m'avait assigné une pension de douze cents francs et se croyait damné de donner du pain à un jacobin. Ma mère et mes pauvres sœurs se laissaient manquer de robes pour me mettre en état de faire quelques pe- tits cadeaux à mes maîtresses. Cette façon d'être généreux me perçait le cœur. Et, de plus, on commençait à soupçonner ma misère, et la jeune noblesse des environs allait me prendre en pitié. Tôt ou tard, quelque fat eût laissé voir son mépris pour un jacobin pauvre et malheureux dans ses desseins, car, aux yeux de ces gens-là, je n'étais pas autre chose. J'aurais donné ou reçu quelque bon coup d'épée qui m'eût conduit à la forteresse de Fe- nestrelles, ou bien j'eusse de nouveau été me réfugier en Suisse, toujours avec douze cents francs de pension. J'ai le bonheur de devoir à la duchesse l'absence de tous ces maux ; de plus, c'est elle qui sent pour moi les transports d'amitié que je devrais éprouver pour elle. Au lieu de cette vie ridicule et piètre qui eût fait de moi un animal triste, un sot, depuis quatre ans je vis dans une grande ville, et j'ai une excellente voiture, ce qui m'a empêché de con- naître l'envie et tous les sentiments bas de la province. Cette tante trop aimable me gronde toujours de ce que je ne prends pas assez d'argent chez le banquier. Veux-je gâter à jamais cette admirable position? Veux-je perdre l'unique amie que j'aie au LA CHARTREUSE DE PARME 190 monde ? Il suffit de proférer un mensonge, il suffit de dire à une femme charmante et peut-être unique au monde, et pour la- quelle j'ai l'amitié la plus passionnée : Je t'aime, moi qui ne sais pas ce que c'est qu'aimer d'amour. Elle passerait la journée à me faire un crime de l'absence de ces transports qui me sont incon- nus. La Marietta, au contraire, qui ne voit pas dans mon cœur, et qui prend une caresse pour un transport de l'âme, me croit fou d'amour et s'estime la plus heureuse des femmes. Dans le fait je n'ai connu un peu cette préoccupation tendre qu'on appelle, je crois, l'amour que pour cette jeune Aniken de l'auberge de Zonders, près de la frontière de Belgique. C'est avec regret que nous allons placer ici l'une des plus mau- vaises actions de Fabrice ; au milieu de cette vie tranquille, une misérable pique de vanité s'empara de ce cœur rebelle à l'amour et le conduisit fort loin. En même temps que lui se trouvait à Bo- logne la fameuse Fausta F..., sans contredit l'une des premières chanteuses de notre époque, et peut-être la femme la plus capri- cieuse que l'on ait jamais vue. L'excellent poète Burati, de Ve- nise, avait fait sur son compte ce fameux sonnet satirique qui alors se trouvait dans la bouche des princes comme des derniers gamins de carrefours. M Vouloir et ne pas vouloir, adorer et détester en un jour, n'être contente que dans l'inconstance, mépriser ce que le monde adore, tandis que le monde l'adore, la Fausta a ces défauts et bien d'autres encore. Donc ne vois jamais ce serpent. Si tu la vois, imprudent, tu oublies ses caprices. As-tu le bonheur de l'en- tendre, tu t'oublies toi-même, et l'amour fait de toi, en ce mo- ment, ce que Circé fit jadis des compagnons d'Ulysse. » Pour le moment ce miracle de beauté était sous le charme des énormes favoris et de la haute insolence du jeune comte M..., au point de n'être pas révoltée de son abominable jalousie. Fa- brice vit ce comte dans les rues de Bologne et fut choqué de l'air de supériorité avec lequel il occupait le pavé et daignait mon- trer ses grâces au public. Ce jeune homme était fort riche, se croyait tout permis, et comme ses prepotenze lui avaient attiré des menaces, il ne se montrait guère qu'environné de huit ou dix biili (sorte de coupe-jarrets) revêtus de sa livrée, et qu'il avait fait venir de ses terres dans les environs de Brescia. Les regards de Fabrice avaient rencontré une ou deux fois ceux de ce terri- ble comte, lorsque le hasard lui fit entendre la Fausta. Il fut étonné de l'angélique douceur de cette voix : il ne se figurait rien de pareil ; il lui dut des sensations de bonheur suprême, qui faisaient un beau contraste avec la placidité de sa vie présente. Serait-ce enfin de l'amour ? se dit-il. Fort curieux d'éprouver ce senti- ment, et d'ailleurs amusé par l'action de braver ce comte M..., dont la mine était plus terrible que celle d'aucun tambour-ma- 191 LA FAUST A jor, notre héros se livra à l'enfantillage de passer beaucoup trop souvent devant le palais Tanari, que le comte I\I... avait loué pour la Fausta. Un jour vers la tombée de la nuit, Fabrice, cherchant à se faire apercevoir de la Fausta, fut salué par des éclats de rire fort marqués lancés par les biili du comte, qui se trouvaient sur la porte du palais Tanari. Il courut chez lui, prit de bonnes armes et repassa devant ce palais. La Fausta, cachée derrière ses per- siennes, attendait ce retour et lui en tint compte. M..., jaloux de toute la terre, devint spécialement jaloux de M. Joseph Bossi, et s'emporta en propos ridicules ; sur quoi tous les matins notre héros lui faisait parvenir une lettre qui ne contenait que ces mots: « M. Joseph Bossi détruit les insectes incommodes et loge au • Pelegrino, via Laiga, n^ 79. » Le comte M..., accoutumé aux respects que lui assuraient en tous lieux son énorme fortune, son sang bleu et la bravoure de ses trente domestiques, ne voulut point entendre le langage de ce petit billet. Fabrice en écrivait d'autres à la Fausta ; M... mit des espions autour de ce rival, qui peut-être ne déplaisait pas ; d'abord il ap- prit son véritable nom, et ensuite que, pour le moment, il ne pou- vait se montrer à Parme. Peu de jours après le comte M..., ses bulî, ses magnifiques chevaux et la Fausta partirent pour Parme. Fabrice, piqué au jeu, les suivit le lendemain. Ce fut en vain que le bon Ludovic fit des remontrances pathétiques ; Fabrice l'envoya promener, et Ludovic, fort brave lui-même, l'admira ; d'ailleurs ce voyage le rapprochait de la jolie maîtresse qu'il avait à Casai Maggiore. Par les soins de Ludovic, huit ou dix anciens soldats des régiments de Napoléon entrèrent chez M. Joseph Bossi, sous le nom de domestiques. Pourvu, se dit Fa- brice, en faisant la folie de suivre la Fausta, que je n'aie aucune communication ni avec le ministre de la police, comte Mosca, ni avec la duchesse, je n'expose que moi. Je dirai plus tard à ma tante que j'allais à la recherche de l'amour, cette belle chose que je n'ai jamais rencontrée. Le fait est que je pense à la Fausta, même quand je ne la vois pas... Mais est-ce le souvenir de sa voix que j'aime ou sa personne ? Ne songeant plus à la carrière ecclé- siastique, Fabrice avait arboré des moustaches et des favoris presque aussi terribles que ceux du comte M..., ce qui le dégui- sait un peu. Il établit son quartier général, non à Parme, c'eût été trop imprudent, mais dans un village des environs, au mi- lieu des bois, sur la route de Sacca, où était le château de sa tante. D'après les conseils de Ludovic, il s'annonça dans ce village comme le valet de chambre d'un grand seigneur anglais fort ori- ginal, qui dépensait cent mille francs par an pour se donner le plaisir de la chasse, et qui arriverait sous peu du lac de Côme, où LA CHAliTliEUSE DE PARME 192 il était retenu par la pêche des truites. Par bonheur, le joli petit palais que le comte M... avait loué pour la belle Fausta était si- tué à l'extrémité méridionale de la ville de Parme, précisément sur la route de Sacca, et les fenêtres de la Fausta donnaient sur les belles allées de grands arbres qui s'étendent sous la haute tour de la citadelle. Fabrice n'était point connu dans ce quartier désert ; il ne manqua pas de faire suivre le comte M..., et, un jour que celui-ci venait de sortir de chez l'admirable cantatrice, il eut l'audace de paraître dans la rue en plein jour ; à la vérité. il était monté sur un excellent cheval, et bien armé. Des musi- ciens, de ceux qui courent les rues en Italie, et qui parfois sont excellents, vinrent planter leurs contrebasses sous les fenêtres de la Fausta ; après avoir préludé, ils chantèrent assez bien une cantate en son honneur. La Fausta se mit â la fenêtre et remar- qua facilement un jeune homme fort poli qui, arrêté à cheval au milieu de la rue, la salua d'abord, puis se mit à lui adresser des regards fort peu équivoques. Malgré le costume anglais exagéré adopté par Fabrice, elle eut bientôt reconnu l'auteur des lettres passionnées qui avaient amené son départ de Bologne. Voilà un être singulier, se dit-elle ; il me semble que je vais l'aimer. J'ai cent louis devant moi, je puis fort bien planter là ce terrible comte M... Au fait il manque d'esprit et d'imprévu, et n'est un peu amusant que par la mine atroce de ses gens. Le lendemain Fabrice ayant appris que tous les jours, vers les onze heures, la Fausta allait entendre la messe au centre de la ville, dans cette même église de Saint-Jean où se trouvait le tombeau de son grand-oncle, l'archevêque Ascanio del Dongo, il osa l'y suivre. A la vérité Ludovic lui avait procuré une belle perruque anglaise avec des cheveux du plus beau rouge. A pro- pos de la couleur de ces cheveux, qui était celle des flammes qui brûlaient son cœur, il fit un sonnet que la Fausta trouva char- mant ; une main inconnue avait eu soin de le placer sur son piano. Cette petite guerre dura bien huit jours; mais Fabrice trouvait que, malgré ses démarches de tout genre, il ne faisait pas de pro- grès réels : la Fausta refusait de le recevoir. Il outrait la nuance de singularité ; elle a dit depuis qu'elle avait peur de lui. Fabrice n'était plus retenu que par un reste d'espoir d'arriver à sentir ce qu'on appelle de l'amour, mais souvent il s'ennuyait. « Monsieur, allons-nous-en, lui répétait Ludovic; vous n'êtes point amoureux : je vous vois d'un sang-froid et d'un bon sens désespérants. D'ailleurs vous n'avancez point; par pure vergo- gne, décampons. » Fabrice allait partir au premier moment d'hu- meur, lorsqu'il apprit que la Fausta devait chanter chez la du- chesse Sanseverina. Peut-être que cette voix sublime achèvera d'enflammer mon cœur, se dit-il; et il osa bien s'introduire dé- guisé dans cepalaisoù tous les yeux le connaissaient. Qu'on juge 193 LA FAUSTX de l'émotion de la duchesse, lorsque, tout à fait vers la fin du concert, elle remarqua un homme en livrée de chasseur, debout près de la porte du grand salon : cette^ tournure rappelait quel- qu'un. Elle chercha le comte Mosca, qui seulement alors lui ap- prit l'insigne et vraiment incroyable folie de Fabrice. Il la pre- nait très bien. Cet amour pour une autre que la duchesse lui plai- sait fort ; le comte, parfaitement galant homme, hors de la poli- tique, agissait d'après cette maxime qu'il ne pouvait trouver le bonheur qu'autant que la duchesse serait heureuse. Je le sauve- rai de lui-même, dit-il à son amie; jugez de la joie de nos enne- mis, si on l'arrêtait dans ce palais ! Aussi ai-je ici plus de cent hommes à moi, et c'est pour cela que je vous ai fait demander les clefs du grand château d'eau. Il se porte pour amoureux fou de la Fausta, et jusqu'ici ne peut l'enlever au comte M..., qui donne à cette folle une existence de reine. La physionomie de la duchesse trahit la plus vive douleur : Fabrice n'était donc qu'un libertin tout à fait incapable d'un sentiment tendre et sérieux. — Et ne pas nous voir ! c'est ce que jamais je ne pourrai lui par- donner! dit-elle enfin; et moi qui lui écris tous les jours à Bo- logne ! — J 'estime fort sa retenue, répliqua le comte ; il ne veut pas nous compromettre par son équipée, et il sera plaisant de la lui entendre raconter. La Fausta était trop folle pour savoir taire ce qui l'occupait : le lendemain du concert, dont ses yeux avaient adressé tous les airs à ce grand jeune homme habillé en chasseur, elle parla au comte IVI... d'un attentif inconnu. — Où le voyez-vous ? dit le comte furieux. — Dans les rues, à l'église, répondit la Fausta interdite. Aussitôt elle voulut réparer son imprudence ou du moins éloigner tout ce qui pouvait rappeler Fabrice : elle se jeta dans une description infinie d'un grand jeune homme à cheveux rouges, il avait des yeux bleus ; sans doute c'était quelque Anglais fort riche et fort gauche, ou quelque prince. A ce mot, le comte M . . ., qui ne brillait pas par la justesse des aperçus, alla se figurer, chose délicieuse pour sa vanité, que ce rival n'était autre que le prince héréditaire de Parme. Ce pauvre jeune homme mélancolique, gardé par cinq ou six gouverneurs, sous- gouverneurs, précepteurs, etc., etc., qui ne le laissaient sortir qu'après avoir tenu conseil, lançait d'étranges regards sur toutes les femmes passables qu'il lui était permis d'approcher. Au concert de la duchesse, son rang l'avait placé en avant de tous les auditeurs, sur un fauteuil isolé, à trois pas de la belle Fausta, et ses regards avaient souverainement choqué le comte M... Cette folie d'exquise vanité, avoir un prince pour rival, amusa fort la Fausta, qui se fit un plaisir de la confirmer par cent détails naïvement donnés. LA CHARTREUSE Dli PARMK — I. 13 LA CnAHTREUSE DE PARME lO't — Votre race, dit-elle au comte, est aussi ancienne que celle des Farnèse, à laquelle appartient ce jeune homme ? — Que voulez-vous dire ? aussi ancienne ! Moi» je n'ai point de bâtardise dans ma famille ^ Le hasard voulut que jamais le comte M... ne pût voir à son aise ce rival prétendu, ce qui le confirma dans l'idée flatteuse d'avoir un prince pour antagoniste. En effet, quand les intérêts de son entreprise n'appelaient point Fabrice à Parme, il se tenait dans les bois vers Sacca et les bords du Pô. Le comte M... était bien plus fier, mais aussi plus prudent depuis qu'il se croyait en paisse de disputer le cœur de la Fausta à un prince ; il la pria fort sérieusement de mettre la plus grande retenue dans toutes ses démarches. Après s'être jeté à ses genoux en amant jaloux et passionné, il lui déclara fort net que son hon- neur était intéressé à ce qu'elle ne fût pas la dupe du jeune prince. — Permettez, je ne serais pas sa dupe si je l'aimais ; moi, je n'ai jamais vu de prince à mes pieds. — Si vous cédez, reprit-il avec un regard hautain, peut-être ne pourrai-je pas me venger du prince, mais, certes, je me ven- gerai ; et il sortit en fermant les portes à tour de bras. Si Fabrice se fût présenté en ce moment, il gagnait son procès. — Si vous tenez à la vie, lui dit-il le soir, en prenant congé d'elle après le spectacle, faites que je ne sache jamais que le jeune prince a pénétré dans votre maison. Je ne puis rien sur lui, morbleu ! mais ne me faites pas souvenir que je puis tout sur vous ! — Ah ! mon petit Fabrice, s'écria la Fausta, si je savais où te prendre ! La vanité piquée peut mener loin un jeune homme riche et dès le berceau toujours environné de flatteurs. La passion très véritable que le comte M... avait eue pour la Fausta se réveilla avec fureur ; il ne fut point arrêté par la perspective dangereuse de lutter avec le fils unique du souverain chez lequel il se trou- vait ; de même qu'il n'eut point l'esprit de chercher à voir ce prince, ou du moins à le faire suivre. Ne pouvant autrement l'attaquer. M... osa songer à lui donner un ridicule. Je serai banni pour toujours des États de Parme, se dit-il ; eh ! que m'importe ! S'il eût cherché à reconnaître la position de l'ennemi, le comte M... eût appris que le pauvre jeune prince ne sortait jamais sans être suivi par trois ou quatre vieillards, ennuyeux gar- diens de l'étiquette, et que le seul plaisir de son choix qu'on lui 1. Pierre-Louis, le premier souverain de la famille Farnèse, si célèbre par ses vertus, fut, comme on sait, fils naturel du saint pape Paul III. 195 LA FAUST A permît au monde était la minéralogie. De jour comme de nuit, le petit palais occupé par la Fausta, et où la bonne compagnie de Parme faisait foule, était environné d'observateurs ; M... sa- vait, heure par heure, ce qu'elle faisait, et surtout ce qu'on fai- sait autour d'elle. L'on peut louer ceci dans les précautions de ce jaloux : cette femme si capricieuse n'eut d'abord aucune idée de ce redoublement de surveillance. Les rapports de tous ses agents disaient au comte M... qu'un homme fort jeune, portant une perruque de cheveux rouges, paraissait fort souvent sous les fenêtres de la Fausta. mais toujours avec un déguise- ment nouveau. Évidemment c'est le jeune prince, se dit M... ; autrement, pourquoi se déguiser ? Et parbleu ! un homme comme moi n'est pas fait pour lui céder. Sans les usurpations de la république de Venise, je serais prince souverain, moi aussi. Le jour de San Stefano, les rapports des espions prirent une couleur plus sombre ; ils semblaient indiquer que la Fausta commençait à répondre aux empressements de l'inconnu. Je puis partir à l'instant avec cette femme ! se dit M... ; mais quoi ! à Bologne j'ai fui devant del Dongo ; ici je fuirais devant un prince ! Mais que dirait ce jeune homme ? Il pourrait penser qu'il a réussi à me faire peur ! Et pardieu ! je suis d'aussi bonne maison que lui. M... était furieux, mais, pour comble de misère, tenait avant tout à ne point se donner, aux yeux de la Fausta qu'il savait moqueuse, le ridicule d'être jaloux. Le jour de San Stefano donc, après avoir passé une heure avec elle, et en avoir été accueilli avec un empressement qui lui sembla le comble de la fausseté, il la laissa sur les onze heures, s'habillant pour aller entendre la messe à l'église de Saint-Jean. Le comte M... revint chez lui, prit l'habit noir râpé d'un jeune élève en théologie et courut à Saint-Jean ; il choisit sa place derrière un des tom- beaux qui ornent la troisième chapelle à droite ; il voyait tout ce qui se passait dans l'église par-dessous le bras d'un cardinal que l'on a représenté à genoux sur sa tombe ; cette statue ôtait la lumière au fond de la chapelle et le cachait suf&samment. Bientôt il vit arriver la Fausta plus belle que jamais ; elle était en grande toilette, et vingt adorateurs appartenant à la plus haute société lui faisaient cortège. Le sourire et la joie éclataient dans ses yeux et sur ses lèvres. Il est évident, se dit le mal- heureux jaloux, qu'elle compte rencontrer ici l'homme qu'elle aime, et que depuis longtemps peut-être, grâce à moi. elle n'a pu voir. Tout à coup le bonheur le plus vif sembla redoubler dans les yeux de la Fausta ; mon rival est présent, se dit M.... et sa fureur de vanité n'eut plus de bornes. Quelle figure est-ce que je fais ici, servant de pendant à un jeune prince qui se déguise ? Mais quelques efforts qu'il pût faire, jamais il ne par- l.\ CHARTREUSE DE PARME 19G vint à découvrir ce rival que ses regards affamés cherchaient de toutes parts. A chaque instant la Fausta, après avoir promené les yeux dans toutes les parties de l'église, finissait par arrêter ses regards chargés d'amour et de bonheur, sur le coin obscur où M... s'était caché. Dans un cœur passionné, l'amour est sujet à exagérer les nuances les plus légères, il en tire les conséquences les plus ridicules ; le pauvre M... ne finit-il pas par se persuader que la Fausta l'avait vu, que malgré ses efforts, s'étant aperçue de sa mortelle jalousie, elle voulait la lui reprocher et en même temps l'en consoler par ces regards si tendres ! Le tombeau du cardinal, derrière lequel M... s'était placé en observation, était élevé de quatre ou cinq pieds sur le pavé de marbre de Saint-Jean. La messe à la mode finie vers les une heure, la plupart des fidèles s'en allèrent, et la Fausta congédia les beaux de la ville, sous un prétexte de dévotion ; restée age- nouillée sur sa chaise, ses yeux, devenus plus tendres et plus brillants, étaient fixés sur M... ; depuis qu'il n'y avait plus que peu de personnes dans l'église, ses regards ne se donnaient plus la peine de la parcourir tout entière, avant de s'arrêter avec bonheur sur la statue du cardinal. Que de délicatesse ! se disait le comte M..., se croyant regardé. Enfin la Fausta se leva et sortit brusquement, après avoir fait, avec les mains, quelques mouvements singuliers. M..., ivre d'amour et presque tout à fait désabusé de sa folle jalousie, quittait sa place pour voler au palais de sa maîtresse, et la remercier mille et mille fois, lorsque, en passant devant le tombeau du cardinal, il aperçut un jeune homme tout en noir ; cet être funeste s'était tenu jusque-là agenouillé tout contre l'cpitaphe du tombeau, et de façon à ce que les regards de l'amant jaloux qui le cherchaient pussent passer par-dessus sa tête et ne point le voir. Ce jeune homme se leva, marcha vite et fut à l'instant même environné par sept à huit personnes assez gauches, d'un aspect singulier, et qui semblaient lui appartenir. M... se précipita sur ses pas, mais, sans qu'il n'y eût rien de trop marqué, il fut arrêté dans le défilé que forme le tambour de bois de la porte d'entrée par ces hommes gauches qui protégeaient son rival ; enfin, lors- que après eux il arriva à la rue, il ne put que voir fermer la portière d'une voiture de chétive apparence, laquelle, par un contrêLste bizarre, était attelée de deux excellents chevaux et en un moment fut hors de sa vue. Il rentra chez lui haletant de fureur ; bientôt arrivèrent ses observateurs, qui lui rapportèrent froidement que ce jour-là l'amant mystérieux, déguisé en prêtre, s'était agenouillé fort dCvotement, tout contre un tombeau placé à l'entrée d'une 197 LA FAUST A chapelle obscure de l'église de Saint-Jean. La Fausta était restée dans l'église jusqu'à ce qu'elle fût à peu près déserte, et alors elle avait échangé rapidement certains signes avec cet inconnu ; avec les mains, elle faisait comme des croix. M... courut chez l'infidèle ; pour la première fois elle ne put cacher son trouble ; elle raconta avec la naïveté menteuse d'une femme passionnée que, comme de coutume, elle était allée à Saint-Jean, mais qu'elle n'y avait point aperçu cet homme qui la persécutait. A ces mots. M..., hors de lui, la traita comme la dernière des créa- tures, lui dit tout ce qu'il avait vu lui-même, et, la hardiesse des mensonges croissant avec la vivacité des accusations, il prit son poignard et se précipita sur elle. D'un grand sang-froid la Fausta lui dit : — Eh bien, tout ce dont vous vous plaignez est la pure vérité, mais j'ai essayé de vous la cacher afin de ne pas jeter votre audace dans des projets de vengeance insensés et qui peuvent nous perdre tous les deux ; car, sachez-le une bonne fois, suivant mes conjectures, l'homme qui me persécute de ses soins est fait pour ne pas trouver d'obstacles à ses volontés, du moins en ce pays. Après avoir rappelé fort adroitement qu'après tout M... n'avait aucun droit sur elle, la Fausta finit par dire que probablement elle n'irait pas à l'église de Saint- Jean. M... était éperdument amoureux, un peu de coquetterie avait pu te joindre à la prudence dans le cœur de cette jeune femme, il se sentit désarmé. Il eut l'idée de quitter Parme ; le jeune prince, si puissant qu'il fût, ne pourrait le suivre, ou s'il le suivait ne serait plus que son égal. Mais l'orgueil représenta de nouveau que ce départ aurait toujours l'air d'une fuite, et le comte M... se défendit d'y songer. Il ne se doute pas de la présence de mon petit Fabrice, se dit la cantatrice ravie et maintenant nous pourrons nous moquer de lui d'une façon précieuse ! Fabrice ne devina pas son bonheur; trouvant le lendemain les fenêtres de la cantatrice soigneusement fermées et ne la voyant nulle part, la plaisanterie commença à lui sembler longue. Il avait des remords. Dans quelle situation est-ce que je mets ce pauvre comte Mosca, lui ministre de la police ! on le croira mon complice, je serai venu dans ce pays pour casser le cou à sa fortune ! Mais si j'abandonne un projet si longtemps suivi, que dira la duchesse quand je lui conterai mes essais d'amour ? Un soir que, prêt à quitter la partie, il se faisait ainsi la mo- rale, en rôdant sous les grands arbres qui séparent le palais de la Fausta de la citadelle, il remarqua qu'il était suivi par un espion de fort petite taille ; ce fut en vain que pour s'en débar- rasser il alla passer par plusieurs rues, toujours cet être micro- scopique semblait attaché à ses pas. Impatienté, il courut dans LA CHARTREUSE DE PARME 19S une rue solitaire située le long de la Parma et où ses gens étaient en embuscade ; sur un signe qu'il fit ils sautèrent sur le pauvre petit espion, qui se précipita à leurs genoux : c'était la Bettina, femme de chambre de la Fausta ; après trois jours d'ennui et de réclusion, déguisée en homme pour échapper au poignard du comte M..., dont sa maîtresse et elle avaient grand'peur, elle avait entrepris de venir dire à Fabrice qu'on l'aimait à la passion et qu'on brûlait de le voir ; mais on ne pouvait plus paraître à l'église de Saint-Jean. Il était temps, se dit Fabrice, vive l'insistance ! La petite femme de chambre était fort jolie, ce qui enleva Fabrice à ses rêveries morales. Elle lui apprit que la promenade et toutes les rues où il avait passé ce soir-là étaient soigneuse- ment gardées, sans qu'il y parût, par des espions de M... Ils avaient loué des chambres au rez-de-chaussée ou au premier étage ; cachés derrière les persiennes et gardant un profond si- lence, ils observaient tout ce qui se passait dans la rue, en appa- rence la plus solitaire, et entendaient ce qu'on y disait. — Si ces espions eussent reconnu ma voix, dit la petite Bet- tina, j'étais poignardée sans rémission à ma rentrée au logis, et peut-être ma pauvre maîtresse avec moi. Cette terreur la rendait charmante aux yeux de Fabrice. — Le comte M..., continua-t-elle, est furieux, et madame sait qu'il est capable de tout... Elle m'a chargée de vous dire qu'elle voudrait être à cent lieues d'ici avec vous ! Alors elle raconta la scène du jour de la Saint-Éticnne, et la fureur de M..., qui n'avait perdu aucun des regards et des signes d'amour que la Fausta, ce jour-là folle de Fabrice, lui avait adressés. Le comte avait tiré son poignard, avait saisi la Fausta par les cheveux, et, sans sa présence d'esprit, elle était perdue. Fabrice fit monter la jolie Bettina dans un petit appartement qu'il avait près de là. Il lui raconta qu'il était de Turin, fils d'un grand personnage qui pour le moment se trouvait à Parme, ce qui l'obligeait à garder beaucoup de ménagements. La Bettina lui répondit en riant qu'il était bien plus grand seigneur qu'il ne voulait paraître. Notre héros eut besoin d'un peu de temps avant de comprendre que la charmante fille le prenait pour un non moindre personnage que le prince héréditaire lui-même. La Fausta commençait à avoir peur et à aimer Fabrice; elle avait pris sur elle de ne pas dire ce nom à la femme de chambre et de lui parler du prince. Fabrice finit par avouer à la jolie fille qu'elle avait deviné juste : INIais si mon nom est ébruité, ajouta- t-il, malgré la grande passion dont j'ai donné tant de preuves à ta maîtresse, je serai obligé de cesser de la voir, et aussitôt les ministres de mon père, ces méchants drôles que je destituerai lî)9 LA FAUST A un jour, ne manqueront pas de lui envoyer l'ordre de vider le pays, que jusqu'ici elle a embelli de sa présence. Vers le matin Fabrice combina avec la petite caméristc plu- sieurs projets de rendez-vous pour arriver à la Fausta ; il fit appeler Ludovic et un autre de ses gens fort adroit, qui s'enten- dirent avec la Bettina, pendant qu'il écrivait à la Fausta la lettre la plus extravagante ; la situation comportait toutes les exagé- rations de la tragédie, et Fabrice ne s'en fit pas faute. Ce ne fut qu'à la pointe du jour qu'il se sépara de la petite caméristc, fort contente des façons du jeune prince. Il avait été cent fois répété que, maintenant que la Fausta était d'accord avec son amant, celui-ci ne repasserait plus sous les fenêtres du petit palais que lorsqu'on pourrait l'y recevoir, et alors il y aurait signal. Mais Fabrice, amoureux de la Bettina et se croyant près du dénouement avec la Fausta, ne put se tenir dans son village à deux lieues de Parme. Le lendemain, vers les minuit, il vint à cheval et bien accompagné chanter sous les fenêtres de la Fausta un air alors à la mode, et dont il changeait les paroles. N'est-ce pas ainsi qu'en agissent messieurs les amants ? se disait-il. Depuis que la Fausta avait témoigné le désir d'un rendez- vous, toute cette chasse semblait bien longue à Fabrice. Non, je n'aime point, se disait-il en chantant assez mal sous les fenê- tres du petit palais ; la Bettina me semble cent fois préférable à la Fausta, et c'est par elle que je voudrais être reçu en ce moment. Fabrice, s'ennuyant assez, retournait à son village, lorsqu'à cinq cents pas du palais de la Fausta quinze ou vingt hommes se jetèrent sur lui ; quatre d'entre eux saisirent la bride de son cheval, deux autres s'emparèrent de ses bras. Ludovic et les bravi de Fabrice furent assaillis, mais purent se sauver ; ils tirèrent quelques coups de pistolet. Tout cela fut l'affaire d'un instant : cinquante flambeaux allumés parurent dans la rue en un clin d'œil et comme par enchantement. Tous ces hommes étaient bien armés. Fabrice avait sauté à bas de son cheval malgré les gens qui le retenaient ; il chercha à se faire jour ; il blessa même un des hommes qui lui serrait les bras avec des mains semblables à des étaux ; mais il fut bien étonné d'entendre cet homme lui dire du ton le plus respectueux : — Votre Altesse me fera une bonne pension pour cette bles- sure, ce qui vaudra mieux pour moi que de tomber dans le crime de lèse-majesté en tirant l'épée contre mon prince. Voici justement le châtiment de ma sottise, se dit Fabrice, je me serai damné pour un péché qui ne me semblait point aimable. A peine la petite tentative de combat fut-elle terminée que plusieurs laquais en grande livrée parurent avec une chaise à LA CHARTREUSE DE PARME 203 porteurs dorée et peinte d'une façon bizarre : c'était une de ces chaises grotesques dont les masques se servent pendant le car- naval. Six hommes, le poignard à la main, prièrent Son Altesse d'y entrer, lui disant que l'air frais de la nuit pourrait nuire à sa voix ; on affectait les formes les plus respectueuses, le nom de prince était répété à chaque instant et presque en criant. Le cortège commença à défiler. Fabrice compta dans la rue plus de cinquante hommes portant des torches allumées. Il pouvait être une heure du matin, tout le monde s'était mis aux fenêtres, la chose se passait avec une certaine gravité. Je craignais des coups de poignard de la part du comte M..., se dit Fabrice ; il se contente de se moquer de moi ; je ne lui croyais pas tant de goût. Mais pense-t-il réelleihent avoir affaire au prince ? s'il sait que je ne suis que Fabrice, gare les coups de dague ! Ces cinquante hommes portant des torches et les vingt hommes armés, après s'être longtemps arrêtés sous les fenêtres de la Fausta, allèrent parader devant les plus beaux palais de la ville. Des majordom.es placés aux deux côtés de la chaise à porteurs demandaient de temps à autre à Son Altesse si elle avait quelque ordre à leur donner. Fabrice ne perdit point la tête ; à l'aide de la clarté que répandaient les torches, il voyait que Ludovic et ses hommes suivaient le cortège autant que pos- sible. Fabrice se disait : Ludovic n'a que huit ou dix hommes et n'ose attaquer. De l'intérieur de sa chaise à porteurs, Fabrice voyait fort bien que les gens chargés delà mauvaise plaisanterie étaient armés jusqu'aux dents. Il affectait de rire avec les ma- jordomes chargés de le soigner. Après plus de deux heures de marche triomphale, il vit que l'on allait passer à l'extrémité de la rue où était situé le palais Sanseverina. Comme on tournait la rue qui y conduit, il ouvre avec rapi- dité la porte de la chaise pratiquée sur le devant, saute par- dessus l'un des bâtons, renverse d'un coup de poignard l'un des estafiers qui lui portait sa torche au visage ; il reçoit un coup de dague dans l'épaule ; un second estafier lui brûle la barbe avec sa torche allumée, et enfin Fabrice arrive à Ludovic auquel il crie : Tue ! tue tout ce qui porte des torches ! Ludovic donne des coups d'épée et le délivre de deux hommes qui s'attachaient à le poursuivre. Fabrice arrive en courant jusqu'à la porte du palais Sanseverina ; par curiosité, le portier avait ouvert la petite porte haute de trois pieds pratiquée dans la grande et regardait tout ébahi ce grand nombre de flambeaux. Fabrice entre d'un saut et ferme derrière lui cette porte en miniature ; il court au jardin et s'échappe par une porte qui donnait sur une rue soli- taire. Une heure après, il était hors de la ville ; au jour il passait la frontière des États de Modène et se trouvait en sûreté. Le soir il entra dans Bologne. Voici une belle expédition, se dit-il ; 201 LA FAUSTA je n'ai même pu parler à ma belle. Il se hâta d'écrire des lettres d'excuse au comte et à la duchesse, lettres prudentes, et qui, en peignant ce qui se passait dans son cœur, ne pouvaient rien apprendre à un ennemi. J'étais amoureux de l'amour, disait-il à la duchesse, j'ai fait tout au monde pour le connaître ; mais il paraît que la nature m'a refusé un cœur pour aimer et être mélancolique ; je ne puis m'élever plus haut que le vulgaire plaisir, etc. On ne saurait donner l'idée du bruit que cette aventure fit dans Parme. Le mystère excitait la curiosité : une infinité de gens avaient vu les flambeaux et la chaise à porteurs. Mais quel était cet homme enlevé et envers lequel on affectait toutes les formes du respect ? Le lendemain aucun personnage connu ne manqua dans la ville. Le petit peuple qui habitait la rue d'où le prisonnier s'était échappé disait bien avoir vu un cadavre ; mais au grand jour, lorsque les habitants osèrent sortir de leurs maisons, ils ne trou- vèrent d'autres traces du combat que beaucoup de sang répandu sur le pavé. Plus de vingt mille curieux vinrent visiter la rue dans la journée. Les villes d'Italie sont accoutumées à des spec- tacles singuliers, mais toujours elles savent le pourquoi et le comment. Ce qui choqua Parme dans cette occurrence, ce fut que même un mois après, quand on cessa de parler uniquement de la promenade aux flambeaux, personne, grâce à la prudence du comte Mosca, n'avait pu deviner le nom du rival qui avait voulu enlever la Fausta au comte M... Cet amant jaloux et vindicatif avait pris la fuite dès le commencement de la promenade. Par ordre du comte, la Fausta fut mise à la citadelle. La duchesse rit beaucoup d'une petite injustice que le comte dut se per- mettre pour arrêter tout à fait la curiosité du prince, qui autre- ment eût pu arriver jusqu'au nom de Fabrice. On voyait à Parme un savant homme arrivé du Nord pour écrire une histoire du moyen âge; il cherchait des manus- crits dans les bibliothèques, et le comte lui avait donné toutes les autorisations possibles. Mais ce savant, fort jeune encore, se montrait irascible; il croyait, par exemple, que tout le monde à Parme cherchait à se moquer de lui. Il est vrai que les gamins des rues le suivaient quelquefois à cause d'une immense cheve- lure rouge clair étalée avec orgueil. Ce savant croyait qu'à l'auberge on lui demandait des prix exagérés de toutes choses, et il ne payait pas la moindre bagatelle sans en chercher le prix dans le voyage d'une M™e Starke qui est arrivée à une ving- tième édition parce qu'il indique à l'Anglais prudent le prix d'un dindon, d'une pomme, d'un verre de lait, etc. Le savant à la crinière rouge, le soir même du jour où Fabrice fit cette promenade forcée, devint furieux à son auberge et LA CHARTIŒUSË DE PARME 20-> sortit de sa poche de petits pistolets pour se venger du cameriere qui lui demandait deux sous d'une pêche médiocre. On l'arrêta, car porter de petits pistolets est un grand crime ! Comme ce savant irascible était long et maigre, le comte eut l'idée, le lendemain matin, de le faire passer aux yeux du prince pour le téméraire qui, ayant prétendu enlever la Fausta au comte M..., avait été mystifié. Le port des pistolets de poche est puni de trois ans de galères à Parme ; mais cette peine n'est jamais appliquée. Après quinze jours de prison, pendant lesquels le savant n'avait vu qu'un avocat qui lui avait fait une peur horrible des lois atroces dirigées par la pusillanimité des gens au pouvoir contre les porteurs d'armes cachées, un autre avocat visita la prison et lui raconta la promenade infligée par le comte M... à un rival qui était resté inconnu. La police ne veut pas avouer au prince qu'elle n'a pu savoir quel est ce rival : Avouez que vous vouliez plaire à la Fausta ; que cinquante brigands vous ont enlevé comme vous chantiez sous sa fenêtre, que pen- dant une heure on vous a promené en chaise à porteurs sans vous adresser autre chose que des honnêtetés. Cet aveu n'a rien d'humiliant, on ne vous demande qu'un mot. Aussitôt après qu'en le prononçant vous aurez tiré la police d'embarras, elle vous embarque dans une chaise de poste et vous conduit à la frontière où l'on vous souhaite le bonsoir. Le savant résista pendant un mois ; deux ou trois fois le prince fut sur le point de le faire amener au ministère de l'inté- rieur et de se trouver présent à l'interrogatoire. Mais enfin il n'y songeait plus quand l'historien, ennuyé, se détermina à tout avouer et fut conduit à la frontière. Le prince resta convaincu que le rival du comte M... avait une forêt de cheveux rouges. Trois jours après la promenade, comme Fabrice, qui se cachait à Bologne, organisait avec le fidèle Ludovic les moyens de trou- ver le comte M..., il apprit que lui aussi se cachait dans un vil- lage de la montagne sur la route de Florence. Le comte n'avait que trois de ses bah avec lui ; le lendemain, au moment où il rentrait de la promenade, il fut enlevé par huit hommes masqués qui se donnèrent à lui pour des sbires de Parme. On le condui- sit, après lui avoir bandé les yeux, dans une auberge deux lieues plus avant dans la montagne, où il trouva tous les égards pos- sibles et un souper fort abondant. On lui servit les meilleurs vins d'Italie et d'Espagne. — Suis-je donc prisonnier d'État ? dit le comte. — Pcis le moins du monde, lui répondit fort poliment Ludovic masqué. Vous avez offen.sé un simple particulier, en vous char- geant de le faire promener en chaise à porteurs ; demain matin il veut se battre en duel avec vous. Si vous le tuez, vous trou- 2)) LA FAUST A verez deux bons chevaux, de l'argent et des relais préparés sur la route de Gênes. — Quel est le nom du fier-à-bras ? dit le comte irrité. — Il se nomme Bombace. Vous aurez le choix des armes et de bons témoins, bien loyaux, mais il faut que l'un des deux meure ! — C'est donc un assassinat ! dit le comte M..., effrayé. — A Dieu ne plaise ! c'est tout simplement un duel à mort avec le jeune homme que vous avez promené dans les rues de Parme au milieu de la nuit et qui resterait déshonoré si vous restiez en vie. L'un de vous deux est de trop sur la terre, ainsi tâ- chez de le tuer ; vous aurez des épées, des pistolets, des sabres, toutes les armes qu'on a pu se procurer en quelques heures, car U a fallu se presser ; la police de Bologne est fort diligente, comme vous pouvez le savoir, et il ne faut pas qu'elle empêche ce duel nécessaire à l'honneur du jeune homme dont vous vous êtes moqué. — Mais si ce jeune homme est un prince... — C'est un simple particulier comme vous, et même beau- coup moins riche que vous, mais il veut se battre à mort, et il vous forcera à vous battre, je vous en avertis. — Je ne crains rien au monde ! s'écria M... — C'est ce que votre adversaire désire avec le plus de passion, répliqua Ludovic. Demain, de grand matin, préparez-vous à défendre votre vie ; elle sera attaquée par un homme qui a rai- son d'être fort en colère et qui ne vous ménagera pas ; je vous répète que vous aurez le choix des armes ; et faites votre tes- tament. Vers les six heures du matin, le lendemain, on servit à dé- jeuner au comte M..., puis on ouvrit une porte de la chambre où il était gardé, et on l'engagea à passer dans la cour d'une auberge de campagne ; cette cour était environnée de haies et de murs assez hauts, et les portes en étaient soigneusement fermées. Dans un angle, sur une table de laquelle on invita le comte à s'approcher il trouva quelques bouteilles de vin et d'eau-de- \ ie, deux pistolets, deux épées, deux sabres, du papier et de l'encre ; une vingtaine de paysans étaient aux fenêtres de l'au- berge qui donnaient sur la cour. Le comte implora leur pitié. — On veut m'assassiner, s'écriait-il, sauvez-moi la vie ! — Vous vous trompez ou vous voulez tromper, lui cria Fa- brice, qui était à l'angle opposé de la cour, à côte d'une table chargée d'armes. Il avait mis habit bas, et sa figure était cachée par un de ces masques en fil de fer qu'on trouve dans les salles d'armes. — Je vous engage, ajouta Fabrice, à prendre le masque en LA CHARTREUSE DE PARME 204 fil de fer qui est près de vous, ensuite avancez vers moi avec une épce ou des pistolets ; comme on vous l'a dit hier soir, vous avez le choix des armes. Le comte M... élevait des difi&cultés sans nombre et semblait fort contrarié de se battre ; Fabrice, de son côté, redoutait l'arrivée de la police, quoique l'on fût dans la montagne à cinq grandes lieues de Bologne. Il finit par adresser à son rival les injures les plus atroces ; enfin il eut le bonheur de mettre en colère le comte M..., qui saisit une épée et marcha sur Fabrice. Le combat s'engagea cLSsez mollement. Après quelques minutes il fut interrompu par un grand bruit. Notre héros avait bien senti qu'il se jetait dans une action qui, pendant toute sa vie, pourrait être pour lui un sujet de re- proches ou du moins d'imputations calomnieuses. Il avait expé- dié Ludovic dans la campagne pour lui recruter des témoins. Ludovic donna de l'argent à des étrangers qui travaillaient dans im bois voisin ; ils accoururent en poussant des cris, pensant qu'il s'agissait de tuer un ennemi de l'homme qui payait. Arrivés à l'auberge, Ludovic les pria de regarder de tous leurs yeux et de voir si l'un de ces deux jeunes gens qui se battaient agissait en traître et prenait sur l'autre des avantages illicites. Le combat un instant interrompu par les cris de mort des paysans tardait à recommencer. Fabrice insulta de nouveau la fatuité du comte. — Monsieur le comte, lui criait-il, quand on est insolent, il faut être brave. Je sens que la condition est dure pour vous ; vous aimez mieux payer des gens qui sont braves. Le comte, de nouveau piqué, se mit à lui crier qu'il avait long- temps fréquenté la salle d'armes du fameux Battistin à Naples, et qu'il allait châtier son insolence : la colère du comte M... ayant enfin reparu, il se battit avec assez de fermeté, ce qui n'empêcha point Fabrice de lui donner un fort beau coup d'épée dans la poitrine, qui le retint au lit plusieurs mois. Ludovic, en donnant les premiers soins au blessé, lui dit à l'oreille : Si vous dénoncez ce duel à la police, je vous ferai poignarder dans votre lit. Fabrice se sauva dans Florence ; comme il s'était tenu caché à Bologne, ce fut à Florence seulement qu'il reçut toutes les lettres de reproches de la duchesse ; elle ne pouvait lui pardonner d'être venu à son concert et de ne pas avoir cherché à lui parler. Fabrice fut ravi des lettres du comte Mosca, elles respiraient une franche amitié et les sentiments les plus nobles. Il devina que le comte avait écrit à Bologne, de façon à écarter les soupçons qui pouvaient peser sur lui relativement au duel. La police fut d'une justice parfaite : elle constata que deux étrangers, dont l'un seulement, le blessé, était connu (le comte M...), s'étaient battus à l'épée, devant plus de trente paysans, au milieu desquels 20o LA FAUST A se trouvait vers la fin du combat le curé du village, qui avait fait de vains efforts pour séparer les duellistes. Comme le nom de Joseph Bossi n'avait point été prononcé, moins de deux mois après Fabrice osa revenir à Bologne, plus convaincu que jamais que sa destinée le condamnait à ne jamais connaître la partie noble et intellectuelle de l'amour. C'est ce qu'il se donna le plaisir d'expliquer fort au long à la duchesse; il était bien las de sa vie solitaire et désirait passionnément alors retrouver les charmantes soirées qu'il passait entre le comte et sa tante. Il n'avait pas revu depuis eux les douceurs de la bonne compagnie. « Je me suis tant ennuyé à propos de l'amour que je voulais » me donner et de la Fausta, écrivait-il à la duchesse, quemain- » tenant son caprice me fût-il encore favorable, je ne ferais pas » vingt lieues pour aller la sofhmer de sa parole; ainsi ne crains » pas, comme tu me le dis, que j'aille jusqu'à Paris où je vois » qu'elle débute avec un succès fou. Je ferais toutes les lieues » possibles pour passer une soirée avec toi et avec ce comte si s bon pour ses amis. » "\/^ Paris. — Imp. LAnonssr, 17, rue Monfparnnsse. rr ^ i>.i 7„ u JM S£CT. MAY 29 ISe^ :3> PQ Beyle, Marie Henri 24.35 La chartreuse de i^arme C4 1910 t.l PLEASE DO NOT REMOVE CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY